
Du sang dans nos cellulaires
Des montagnes belles à couper le souffle. Mais des enfants meurent dans ces collines à force de travailler dans des conditions dignes du Moyen Âge. Bienvenue au pays du coltan, le minerai qu’on retrouve dans nos cellulaires, nos ordinateurs portables, nos consoles de jeux, nos voitures électriques.
Par Sophie Langlois
12 mai 2019
De 70 à 80 % du coltan de la planète provient de la République démocratique du Congo, en grande partie des provinces du Sud-Kivu et du Nord-Kivu.

Les villages miniers sont tous très isolés, souvent au sommet de montagnes difficilement accessibles. Les routes pour s’y rendre sont à peine praticables, quand elles le sont.

Rujana Sétuza est venu s’installer à Numbi il y a deux ans, avec sa femme paysanne et leurs deux enfants. « La vie est difficile ici, les champs sont très loin; si on survit, c’est parce qu’il y a les mines. »

La très grande majorité des 22 000 habitants de Numbi vit de l’exploitation des minerais. Les collines autour du village regorgent de coltan, de cassitérite (le minerai de l’étain), d’or, de manganèse, de tourmaline. Une richesse vécue comme une malédiction.
Les populations qui exploitent ces minerais le font au prix de leur santé, de leur vie.
De la mine jusqu’à nos cellulaires
« Le plus dur, explique Rujana, c’est quand on creuse. Ça prend beaucoup de force et d’énergie pour arriver jusqu’où il y a le sable en question, qui est mélangé avec le minerai. C’est ça le plus dur, mais il faut le faire. »

Le minerai qui nous donne nos appareils électroniques est encore exploité au pic et à la pelle, comme au Moyen Âge. Rien, absolument rien n’est mécanisé.
Les hommes creusent d’abord dans la paroi rocheuse. En dessous, ils peuvent trouver ces cailloux de coltan, qu’ils cassent à coups de masse.

Ils creusent aussi des trous dans la terre, à la recherche de la poussière de coltan, qui est mêlée au sable.
Le coltan?
Le mot coltan est une abréviation pour colombite-tantalite. On extrait deux matériaux de ce minerai, le tantale, et aussi le niobium. C'est le tantale qui est surtout prisé quand on extrait du coltan.
Ce métal a une très grande résistance à la corrosion. On l'utilise entre autres pour fabriquer des condensateurs, des composants que l'on retrouve dans nos téléphones mobiles.

« C’est vraiment pénible pour les petits enfants dans la carrière, dit Rujana, car à tout moment il peut y avoir un éboulement, la colline peut céder, ça peut tuer tout le monde. »
Ces enfants dans les mines
Quand des journalistes, des enquêteurs ou des militants de droits de la personne visitent une carrière ou une mine, ils ne voient jamais d’enfants. On les cache, car faire travailler un enfant est illégal en RDC. Mais tout le monde admet qu’ils sont encore très présents.

Au moins 40 000 enfants travaillent dans les mines en RDC, selon plusieurs ONG, qui dénoncent l’exploitation éhontée des creuseurs congolais. Amnistie internationale a enquêté sur les conditions de travail des enfants dans les mines et publié un rapport accablant intitulé Voilà pourquoi on meurt.
Les enfants sont plus souvent malades et victimes d’accidents, car ils sont plus faibles et plus petits. Parfois, seul un enfant peut entrer dans un trou de creusage.
« J’ai déjà vu des jeunes entrer dans un trou, raconte Claudine Dusabe, une mère de 8 enfants qui a longtemps travaillé dans une mine de coltan. Malheureusement, il y a eu un éboulement, ils sont morts. Peu de temps après, on est venu les sortir de la terre. J’ai vu trois corps. »
« À part l’éboulement, il y a la radioactivité, c’est toxique, ajoute Christine Musaidizi, présidente fondatrice de Children’s Voice, un organisme de Goma qui scolarise les enfants de la rue et défend leurs droits. Il y a aussi la tuberculose, les maladies des os, les maladies pulmonaires. Et il y a les fillettes, qui sont violées dans les mines. »

Militer pour l’avenir des enfants
Depuis mars, Christine Musaidizi et les femmes qu’elle a formées à Rubaya, un village minier dans le Masisi, participent à une campagne de sensibilisation pour mettre fin au travail des enfants et des femmes enceintes dans les mines.

Nous avons rencontré une douzaine de ces femmes, presque toutes des creuseuses. La majorité admet que leurs enfants ont travaillé dans les mines quand ils étaient trop jeunes, mais elles jurent que leurs petits-enfants n’y vont pas.
Angélique Tuyisenge, qui allaite son bébé pendant qu’elle nous parle, a cessé de travailler à la mine pendant sa 10e grossesse, mais elle y retournera bientôt.
« Je ne peux aller au carré minier avec mon bébé, dit-elle, les petits restent au village, mais moi, je vais retourner travailler; sinon, je n’ai rien pour nourrir la famille. »

Le travail dans les carrières est aussi dangereux en raison des conflits. La pauvreté extrême des villages miniers et leur isolement génèrent des tensions et des conflits chroniques.
« Durant un conflit l’automne dernier, il y a eu beaucoup de coups de feu, des gens ont été blessés en fuyant. Comme j’y allais avec mon bébé, j’ai eu peur, raconte Espérance Bourafiki, creuseuse et mère de quatre enfants, qui ne va plus à la mine depuis ce jour-là. »
La guerre du coltan
Le coltan est considéré comme un minerai qui alimente les conflits, comme les diamants du sang. Des organisations non gouvernementales qui travaillent dans les Kivu, dont Médecin sans frontières, font un lien direct entre l'exploitation des mines de coltan et la violence dans la région. La guerre dans l’est du Congo, liée à l’exploitation des richesses naturelles, aurait fait 5 millions de morts depuis 20 ans.

Ces femmes, des médiatrices de conflits formées par Children’s Voice, ont le courage de dénoncer les méthodes fortes de la Société minière Bisunzu (SMB). Le plus grand producteur de coltan du Congo détient presque tous les permis d’exploitation dans la région de Masisi. Ses hommes armés font peur.
PRÉCISION
Une partie des hommes armés auquel nous faisons référence dans le paragraphe ci-haut appartiennent à la police congolaise des mines et ne sont pas directement à l’emploi de la Société minière de Bisunzu.
Cependant, selon nos informations, ces policiers sont mis à la disposition de l’entreprise par les autorités congolaises et font partie des hommes armés qui pourchassent et tirent à balles réelles sur les creuseurs.
En octobre dernier, lors du conflit dont parle Espérance, au moins une quinzaine de creuseurs ont été tués. La SMB a refusé qu’on tourne dans ses mines et a décliné nos demandes d’entrevue.
PRÉCISION
Par souci d’équité, nous devons préciser que, s’il est vrai que la Société minière de Bisunzu nous a refusé l’accès à la mine, sa décision pouvait se justifier par le manque de temps pour planifier la visite.
Christine Musaidizi se bat contre le travail des enfants, parce qu’elle a été bouleversée par le désespoir des jeunes qui travaillent dans les mines. « Ils m’ont dit : “Nous savons que nous allons mourir dans un éboulement, parce que des camarades sont morts, les grands sont morts”. J’avais vraiment mal d’entendre ça. J’ai demandé : “Pourquoi vous ne faites pas autre chose?” Ils m’ont dit : “Soit nous allons dans l’armée ou dans une milice et on se fait tuer par balle, ou on va dans la mine”. »
Miser sur l’éducation
La militante est tout à fait consciente que, pour convaincre les jeunes et leurs parents de les sortir des mines, il faut avoir une solution de rechange à offrir. Pour elle, l’éducation est la seule porte de sortie possible. Mais l’école, qui n’est pas gratuite, est un luxe inabordable pour la majorité des creuseurs.
« Beaucoup d’enfants vont dans des carrières chercher comment trouver l’argent, explique Sylas Bazimazik Rugiriki, directeur de l’école primaire Kasura, à Rubaya. Quand les élèves voient qu’il y a des enfants qui vont dans la carrière, qu’ils trouvent de l’argent, qu’ils voient un enfant se procurer un téléphone, lui il est à l’école et ça le pousse à abandonner l’école. »

Le nombre d’élèves à l’école Kasura diminue au fur et à mesure que l’année avance.
En mars, près de 300 jeunes manquaient à l’appel. M. Rugiriki se dit complètement impuissant à les retenir. L’école, qui manque d’absolument tout, y compris de bancs et de murs, est aussi en train de glisser tranquillement dans le ravin voisin. Des habitants affamés viennent creuser le coltan jusque sous l’école, ce qui provoque des glissements de terrain. Deux classes se sont ainsi effondrées.
« Nous allons réhabiliter une école à Rubaya qui est vraiment complètement en délabrement, affirme Christine Musaidizi de Children’s Voice. Et nous allons construire un centre de formation des métiers pour ces jeunes qui quittent les mines et qui doivent apprendre un métier, plusieurs trouvent qu’ils sont trop vieux pour aller à l’école. »

Le coltan et l’impunité
Mais pourquoi y a-t-il encore tant d’enfants dans les mines congolaises alors que la loi l’interdit clairement et prévoit des sanctions pour ceux qui la violent?
Pour Yssa Nzoli, inspecteur au ministère des Mines du Nord-Kivu, c’est un problème politique. « Qui est capable de dire à Edouard Mwangachuchu : “Pourquoi tu es en train de faire travailler les enfants?” C’est un sénateur! Ce politicien est le grand patron de la Société minière Bisunzu, dont les miliciens tirent à balles réelles sur les creuseurs. Comment mettre à la porte celui qui est plus fort, celui qui a des armes? », souligne l’inspecteur, qui ajoute recevoir régulièrement des menaces de mort, y compris de la SMB.
Christine Musaidizi juge que la faiblesse de l’État est la grande coupable. « Le gouvernement n’impose pas de sanctions, dit-elle. Nous avons mis des pancartes à la mine qui disent que quelqu’un qui tue les enfants va aller en prison, son puits sera fermé, son minerai sera refusé; mais qui va le faire? Ce coltan sera vendu comme tous les autres. L’impunité favorise tout ça : si on ne punit pas ceux qui le font, ils vont continuer de le faire. Il faut absolument que l’État se lève, que l’exploitant qui utilise des enfants soit envoyé en prison et puni économiquement. »
Il faudrait aussi l’intervention du gouvernement pour forcer les exploitants miniers à mieux payer les creuseurs pour le coltan. Rujana Sétuza a gagné 80 $ en février et il n’avait encore rien reçu le mois suivant quand nous l’avons rencontré, le 24 mars.
« L’argent que je reçois n’est pas assez pour le travail que je fais, nous dit Rujana. Le problème, c’est mon patron. Il s’impose, quand nous réclamons un meilleur prix, il dit : “Non, voilà, le prix du coltan c’est ça”, et on n’a pas le choix. »

Le choix que Rujana peut faire, c’est de dépenser très peu pour se nourrir afin de pouvoir envoyer ses enfants à l’école. « Jamais je n’accepterais que mes enfants deviennent creuseurs. Moi-même, je ne le ferais pas, c’est par besoin que je le fais. Je veux que mes enfants fassent autre chose, qu’ils apprennent un autre métier, parce que la vie de creuseur, c’est une vie trop difficile. »