Sécurisation culturelle : « il ne suffit pas de mettre des plumes dans un hôpital »
Tout le monde en parle et utilise l’expression, près de trois ans après la mort de Joyce Echaquan. Mais que veut vraiment dire « se sentir en sécurité culturellement » pour les Autochtones? Le gouvernement du Québec a-t-il vraiment compris ce que la sécurisation culturelle implique? Éléments de réponse.

Les Autochtones donnent leur propre définition de ce qu'est la sécurisation culturelle. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Delphine Jung
Le Dr Stanley Vollant se souvient de ses débuts comme médecin à l’hôpital de Baie-Comeau, proche de sa communauté d’origine de Pessamit.
Quelques mois seulement après son arrivée, les retours de ses frères et sœurs innus étaient sans appel. On me disait : "depuis que tu es là, on se sent en sécurité. Avant que tu sois là, on avait l’impression d’être ostracisés et les gens nous regardaient tout croche, comme des moins que rien. Maintenant, même si tu ne t’occupes pas de nous, on sait que les employés vont faire attention à nous. On sent qu’on sera traité équitablement".

Dr Stanley Vollant a commencé sa carrière dans l'hôpital de Baie-Comeau. Il s'est rendu compte que sa présence rassurait beaucoup les patients autochtones. (Photo d'archives)
Photo : Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal
Stanley Vollant est ainsi devenu un chien de garde pour les Innus de la Côte-Nord.
Pour lui, la raison de ce sentiment est très simple : il y avait quelqu’un, dans l’hôpital, qui connaissait l’histoire des Pessamiulnuat, leur culture.
Alors pour parler de ce qu’est la sécurisation culturelle, il préfère d’abord expliquer ce qu’est l’insécurité culturelle.
À Baie-Comeau, les gens se demandaient si les médecins allaient les faire mourir.
Il raconte que beaucoup d’Innus de Uashat ne se rendent pas à l’hôpital de Sept-Îles, comme certains Atikamekw ne se rendent pas à celui de Joliette, par peur de ne pas être vraiment considérés.
Jolianne Ottawa, infirmière atikamekw et actuelle directrice du centre de santé de Manawan, confie qu’elle-même se demande comment elle sera perçue dans un hôpital.

Jolianne Ottawa avoue qu'elle se demande si elle sera jugée lorsqu'elle se rend à l'hôpital de Joliette. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Laurence Niosi
Que vont-ils penser de moi? Est-ce qu’ils vont me juger? Tout ce que les infirmières ont dit à Joyce, elles auraient pu me le dire aussi. Pas un Québécois va se demander un jour comment il risque d’être traité dans un hôpital.
Ces craintes poussent les Autochtones à consulter le plus tard possible, explique le Dr Vollant.
Ça explique pourquoi, dans plusieurs pathologies comme le diabète, les Autochtones ont trois à quatre fois plus de [risques] de complications
, dit-il.
Une personne dans un hôpital, ce n’est pas suffisant
Jennifer Petiquay-Dufresne, la directrice du Bureau du Principe de Joyce, à Manawan, estime que définir ce qu’est la sécurisation culturelle est très complexe. Ce n’est pas juste prendre en compte les spécificités historiques et culturelles des Autochtones. Il ne suffit pas de mettre des plumes dans un hôpital. C’est co-construire, innover, rendre plus informel les modalités de consultations…
, explique-t-elle.

La directrice du Bureau du Principe de Joyce, Jennifer Petiquay-Dufresne, accompagnée d'autres représentants autochtones à Québec, s'oppose à la manière dont le projet de loi sur la sécurisation culturelle a été rédigée. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy-Roussel
Une personne dans un hôpital, ce n’est pas suffisant. Il faut que ce soit l’ensemble du personnel qui soit sensibilisé
, croit encore le Dr Vollant. Même celui qui passe la mop dans l’entrée
, poursuit-il.
Il faudrait, selon lui, engager plus d’Autochtones, et pas juste dans les cuisines. Mais aussi des gens visibles
, dans les hôpitaux et dans des postes de direction.
Et il ne faut pas juste changer les personnes, mais toute l’institution
, selon lui, car, comme le mentionnent plusieurs intervenants autochtones, le système de santé actuel est encore teinté de 400 ans de colonisation
.

Joyce Echaquan a laissé derrière elle ses enfants et son conjoint. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin
Toute une éducation est à (re)faire. Les gens doivent comprendre combien les pensionnats ont marqué le corps et l’esprit des Autochtones, avance le médecin. Car ce qui est en jeu là-dedans, c’est la relation de confiance entre un patient et son médecin.
Un patient qui a confiance en son médecin, c’est une arme thérapeutique plus forte qu’une pilule. Toi, si tu étais pris en charge par quelqu’un qui t’envoie ch***, tu la prendrais, sa pilule?
Les Autochtones du milieu de la santé estiment aussi qu’il serait bon de respecter les savoirs et la médecine traditionnels. Ils se sentent insécures
par rapport à leur croyance, jugés par rapport à leur médecine traditionnelle, considérée comme de la bullshit
, dit le Dr Vollant.
On doit rester dans le respect, mais on ne peut pas non plus aller au-delà de la science
, ajoute-t-il encore. Rassurer les Autochtones, c’est donc aussi les accueillir dans leurs idées qu’ils se font de la médecine, plutôt que de les infantiliser, croit le médecin innu.
Jolianne Ottawa ajoute : j’utilise la médecine traditionnelle, mais tout a ses limites, même la science occidentale
.

Les Autochtones utilisent des plantes médicinales pour soulager leurs maux. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Jean-Louis Bordeleau
Jennifer Petiquay-Dufresne pense que les médecines traditionnelle et occidentale peuvent être complémentaires et qu’il est nécessaire d’arrêter de délégitimer la pharmacopée des Autochtones.
Ne pas offrir au moins une ouverture aux remèdes autochtones signifie ne pas prendre en compte l’identité des Autochtones selon, Mme Petiquay-Dufresne.
C’est comme si on ne reconnaissait pas notre droit de prendre nous-mêmes en charge notre santé.
Les Autochtones ne veulent pas que tout le monde se mette à utiliser cette médecine, mais qu’au moins les gens essayent de la comprendre, de la valoriser, de soutenir les Autochtones dans leur démarche
, explique-t-elle.
Toujours des stéréotypes
Les mots prononcés par les infirmières à l’encontre de Joyce Echaquan reflètent aussi tous les stéréotypes qui collent toujours à la peau des Autochtones.

Carol Dubé, le conjoint de Joyce Echaquan, devant l'hôpital de Joliette où est décédée la jeune mère de famille. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Ivanoh Demers
On est encore vu comme un problème, comme des alcooliques, des toxicomanes
, dit le Dr Vollant. Il évoque l’histoire de l’une de ses tantes qui s’est rendue aux urgences désorientée par son diabète
et qui a dû attendre des heures, car les employés, croyant à tort qu’elle était sous l’emprise de l’alcool, voulaient d’abord qu’elle dessoûle.
Le Dr Alika Lafontaine, anesthésiste métis et ancien président de l’Association médicale canadienne, rapporte que souvent, lorsqu’un Autochtone arrive avec un problème de foie, l’étiquette alcoolique
lui est immédiatement attribuée.

Le Dr Alika Lafontaine croit que tous les patients ont à gagner une meilleure empathie et bienveillance de la part du système de santé envers les Autochtones.
Photo : Associatione médicale canadienne / Association médicale canadienne
Ces séries de stéréotypes poussent aussi les non-Autochtones à croire que les Autochtones ne veulent pas être en bonne santé, croit le Dr Lafontaine. Il pense que même les non-Autochtones auront plus confiance dans le système de santé si les préjugés à l’encontre des Autochtones sont dépassés.
L’incompréhension du gouvernement?
Jolianne Ottawa, Stanley Vollant et Jennifer Petiquay-Dufresne ne pensent pas que Ian Lafrenière a réellement compris ce que veut dire la sécurisation culturelle.
Il n’a jamais vécu ce qu’on a vécu. C’est une personne qui a toujours voulu être dans le maintien de l’ordre [Ian Lafrenière est un ancien policier, NDLR], qui ne s’est jamais senti en insécurité. Il ne peut pas se mettre dans ma peau. Ce n’est pas sa faute, mais c’est comme ça
, précise Mme Ottawa.
Quand il est venu nous rencontrer, si on avait pris un chronomètre, on aurait pu voir qu’il a bien plus parlé que nous. Il a monopolisé les sujets de discussion. On veut une collaboration égalitaire, pas un ministre qui arrive avec son agenda ministériel et nous l’impose
, ajoute encore Mme Petiquay-Dufresne.
Ian Lafrenière explique en entrevue ce qu’il a compris de la signification de la sécurisation culturelle. La première chose que j’ai comprise, c’est que ce n’est pas à nous de définir ce dont les Autochtones ont besoin. Que les besoins sont différents d’un endroit à un autre
, dit-il.

Ian Lafrenière, ministre responsable des Relations avec les Premières Nations et les Inuit, dit que c'est aux Autochtones de dire quand ils se sentent en sécurité. (Photo d'archives)
Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Il croit que la tendance du moment est de vouloir installer les mêmes manières de faire partout, alors que ce n’est pas forcément la bonne tactique à choisir.
On ne peut pas imposer une façon unique de faire, il faut être à l’écoute et s’ajuster d’une communauté à une autre
, ajoute-t-il.
Sa définition de la sécurisation culturelle est donc la suivante : il faut que le système s’adapte aux gens, et pas l’inverse.