Une semaine d’immersion en arts pour se comprendre et pour comprendre le monde
Six jeunes Autochtones ont vécu toute l'effervescence du Festival TransAmériques en participant au programme « Eka shakuelem ». Danse, théâtre, spectacles, ateliers... Espaces autochtones les a rencontrés lors de leur dernière journée.

L'artiste argentin Tiziano Cruz raconte que les étreintes font tomber les frontières. À chaque représentation de son spectacle Soliloquio, il enlace les spectateurs un à un à l'entrée du théâtre.
Photo : FTA / Maryse Boyce
« Hier, j’ai vu un spectacle qui m’a fait réaliser qu’il faut s’accepter comme Autochtone. » D’une voix douce, la participante innue Jody-Ann Picard s’adresse au grand chorégraphe argentin Tiziano Cruz, lui aussi membre d’une Première Nation à l’autre bout du continent. Dans le silence, un flot d’émotions partagées. « Gracias », finit par répondre l’invité, visiblement ému.
Au Festival TransAmériques (FTA), les jeunes participants autochtones mettent beaucoup d'eux lors des activités d’Eka shakuelem
. Avec un nom pareil, il faut assurer. L’initiative signifie ne sois pas timide
en langue innue. Elle réunit pour sa troisième édition six jeunes Autochtones venus des quatre coins du Québec pour une semaine d’immersion dans les arts vivants.
Un véritable marathon de spectacles, d’ateliers et de rencontres a débuté à 10 h, mardi matin, pour s'achever tard en soirée sur des airs de salsa.

Audrey-Lise Rock-Hervieux, originaire de Pessamit, a déclamé un texte au milieu d'un cercle de l'amitié.
Photo : FTA / Maryse Boyce
Vous avez bien dormi?
À l’ombre matinale d’un frêne, l’organisateur Charles Bender accueille chacun avec écoute et bienveillance. Cette année, l’équipe inclut deux membres neuro-atypiques. La journée débute par une cérémonie à la sauge au quartier général du festival, à l’UQAM. Les présentations d’usage plongent d’emblée dans l’intime. Une plume de parole se transmet de main en main, chacun étant invité à dresser son bilan de la semaine écoulée.
Ce que j’ai préféré, ce sont les rencontres informelles. On peut créer des liens plus proches, discuter de tout et de rien
, évoque Valérie Giroux, de la communauté wendat de Québec. Stratège numérique à lg2, la participante a appris à affiner ses goûts artistiques au fil du séjour et a particulièrement aimé les discussions avec les équipes créatives avant les spectacles pour mieux les comprendre, dit-elle.
Fidèle à son éclectisme, le FTA a exposé ces spectateurs souvent néophytes à des univers variés, des chants polyphoniques de la culture samie à une relecture théâtrale osée de Pinocchio en passant par le style très contemporain de la chorégraphe Onna Doherty, de Belfast.
Ma perception du théâtre a changé à 100 %!
Cette année encore, le FTA poursuit son exploration des vastes contrées autochtones en programmant des spectacles inspirés des premiers peuples de tous les horizons.
Un effort de décolonisation sous-tend la démarche des codirectrices Martine Dennewald et Jessie Mill. Il faut qu’on apprenne, nous, institution blanche, coloniale, à avoir de meilleures relations [avec les Autochtones]
, explique Mme Dennewald au groupe réuni en cercle.

C'est l'heure du bilan pour le groupe Eka shakuelem en compagnie de la codirectrice artistique Martine Dennewald.
Photo : Radio-Canada / Maud Cucchi
Introspection, circonspection, action!
Depuis sa création, il y a trois ans, Eka shakuelem se veut un espace non seulement de découvertes mais aussi de réflexion sécurisé pour libérer la parole des participants. Ici, l’art agit comme un puissant révélateur. Il remet en question et remue parfois des zones ultrasensibles.
En apprenant sur les autres cultures, ça m’a permis de mieux connaître la mienne
, reconnaît Rose, étudiante innue en littérature. La participante raconte sans ambages les difficultés rencontrées, jeune, pour pouvoir parler innu. On me disait que ça ne m’allait pas, que ce n’était pas moi
, raconte Rose, qui a toutefois persévéré contre vents et marées.

Membre de la communauté innue, Rose étudie la littérature à l'université.
Photo : FTA / Maryse Boyce
Son témoignage fait écho à celui de l’invité du jour, l’artiste Tiziano Cruz, pourtant venu d’une autre culture, d’un autre hémisphère et d’une autre génération. Cet hispanophone engagé ne parle pas la langue autochtone de sa communauté, ni l’anglais d’ailleurs. Ne pas apprendre la langue du colonisateur relève d’une décision politique
, tient-il à faire savoir par la voix de son traducteur.
Il raconte que là d’où il vient, très peu de jeunes veulent s’afficher comme Première Nation à cause d’un désir très fort de ne pas l’être
. Dans un contexte de grande pauvreté, les mères décident de ne pas enseigner la langue autochtone aux enfants pour qu’ils soient complètement intégrés à la société
. Ses propos résonnent douloureusement en commentaires chuchotés.
Son spectacle Soliloquio, que tous les participants ont vu, s’élève comme un manifeste contre cette tendance. L’art est un outil politique, un moyen de transformation culturelle
, leur rappelle Tiziano Cruz.

Jody-Ann Picard a été agréablement surprise d'assister à plusieurs spectacles qui revendiquaient fièrement leur appartenance autochtone.
Photo : FTA / Maryse Boyce
Moi non plus, je ne m’acceptais pas en tant qu’Autochtone
, confie Jody-Ann Picard en expliquant combien Soliloquio a changé sa perception d’elle-même.
Jeanne intervient à son tour; elle est en fauteuil roulant en raison d'une blessure à la cheville lors d’un atelier de danse. En contexte urbain, on est très invisibles, et c’est un travail de tous les jours de dire qu’on est encore là, qu’on existe.
Ici, on peut avoir la liberté d’être qui on veut
, résume Audrey-Lise Rock-Hervieux, elle aussi une Innue de Pessamit et assistante à l’organisation de l’événement. C’est la maman
du séjour, en somme, comme certains aiment l’appeler.
Délicate responsabilité
Charles Bender ne cache pas que l’un des objectifs de l’initiative consiste à faire prendre conscience de la responsabilité de la décolonisation des espaces
aux participants autochtones sélectionnés sur candidature. Tiziano Cruz insiste aussi sur ce sens de la responsabilité entre communautés du monde entier.
Faites attention, soyez toujours attentifs, particulièrement au Canada. Oui, il y a une reconnaissance des Premières Nations, mais plusieurs entreprises canadiennes extraient du lithium chez nous. Quelles sont les communautés qui sont importantes?
Il arrive que les questionnements soulevés virent au dilemme : comment endosser une certaine responsabilité envers les causes autochtones tout en restant soi? En effet, les relations avec le milieu d’origine s'avèrent parfois complexes, expliquent à cœur ouvert certains participants.
J’ai le droit de parler en mon nom et pas au nom de toute ma communauté
, fait valoir Valérie, qui reconnaît s’être détachée de la sienne pour éviter les critiques. Rose abonde, elle qui refuse d’endosser tout le poids de [sa] communauté autochtone
. Ma propre perspective est valable
, argumente l’étudiante, (ré)confortée par tous dans la légitimité de ses propres idées.

La glace a vite été brisée avec le chorégraphe argentin Tiziano Cruz, invité du Festival.
Photo : FTA / Maryse Boyce
La discussion à bâtons rompus se clôt sur ce conseil de l’Argentin : Vous n’êtes pas seuls : créez des groupes, des collectifs, travaillez avec des partenaires qui seront de bons collaborateurs.
Une dernière danse de l’amitié scelle la rencontre avant que tout le monde file au pas de course rencontrer la directrice technique du FTA, Claudie Gagnon.
Cette fois-ci, il est question de montage et de démontage, d’urgences à gérer et, surtout, de solutions à apporter.
Un oiseau de proie survole l’Esplanade tranquille, qui porte soudainement bien son nom. Tous le remarquent. Une parenthèse enchantée dans une dernière journée bien occupée.
Ambitieux dans son programme, le séjour vise aussi à faire découvrir diverses professions des arts : dramaturgie, scénographie, chorégraphie et même muséologie. On veut souffler sur les braises du désir pour ce milieu-là
, soutient poétiquement M. Bender, qui espère susciter des vocations. Une participante de la toute première cohorte s’est de nouveau greffée au groupe cette année, preuve qu'une journée d'adieu n'est pas synonyme de point final.
Avant de se quitter, on réfléchit à un nom de promotion : Shishipissat, petit canard, en innu!
suggère Audrey-Lise Rock-Hervieux en corrigeant la prononciation des uns et des autres. Parce que Charles nous accompagnait comme si on était des petits canards
, explique Jeanne en ouvrant grand les bras pour imiter son généreux – et visiblement mémorable – encadrement.