Décoloniser l’archéologie des Amériques, la mission de Paulette Steeves
L'archéologue Paulette Steeves se consacre à la période du Pléistocène en Amérique, qui s'est terminée il y a 10 000 ans.
Photo : Radio-Canada / CBC/Walking with Ancients
L’archéologue crie et métisse Paulette Steeves ne se fait pas que des amis dans son domaine. Elle dénonce vigoureusement les relents racistes et coloniaux qui, selon elle, minent l’archéologie. Elle affirme aussi que bon nombre de ses collègues refusent de tenir compte des découvertes qui font reculer dans le temps la date à partir de laquelle des humains ont habité les Amériques.
Je dis la vérité et plusieurs n’aiment pas cela, dit-elle. Mais on ne peut pas faire de changements si on ne dit pas la vérité.
Aujourd’hui professeure à l’université Algoma, en Ontario, Paulette Steeves a publié en 2021 le livre The Indigenous Paleolithic of the Western Hemisphere, basé sur sa thèse de doctorat. Elle y analyse en détail les données publiées sur 300 sites archéologiques dont les plus récents ont été occupés il y a 11 200 ans.
Ce sont toutes des publications révisées par les pairs
, souligne-t-elle.
Deux des plus anciens sites, Cerutti et Calico, se trouvent en Californie et pourraient avoir respectivement 130 000 et 200 000 ans.
Au Canada, on trouve le site des grottes du Poisson bleu et le site de Bonnet Plume, tous deux dans le Yukon, celui de Varsity Estates, près de Calgary, et celui de Whally Beach, en Alberta.
Combattre les idées reçues
L’idée la plus répandue sur le peuplement des Amériques est que les êtres humains sont passés de la Sibérie à l’Alaska il y a environ 12 000 ans en franchissant un pont terrestre à l’endroit où se trouve aujourd’hui le détroit de Béring.
Pour Paulette Steeves, les archéologues résistent à l’idée que le peuplement ait pu se faire plus tôt, négligent de financer les recherches en ce sens et empêchent ainsi les connaissances de progresser. Selon elle, les esprits sont encore contaminés par la doctrine de la terra nullius, selon laquelle il n’y avait aucune population civilisée dans les territoires découverts
par les Européens.
Or, de nombreux arguments devraient selon elle contribuer à ouvrir les esprits.
J’ai réalisé en étudiant les traces des migrations de mammifères qu’il était possible que les humains se soient déplacés plus tôt qu’on pensait
, dit Paulette Steeves.
Elle explique que des chameaux, des chevaux, des tigres à dents de sabre, des hippopotames, etc., ont circulé à plusieurs reprises entre l’Asie et l’Amérique dans les temps anciens.
On constate qu’il y a eu à plusieurs reprises un pont terrestre couvert de forêts au cours des deux derniers millions d’années, donc un chemin viable où des mammifères pouvaient trouver à manger ou à boire
, relate-t-elle.
Or, dit-elle, des ancêtres des humains se trouvaient déjà dans le nord de l’Asie il y a deux millions d’années, c’est-à-dire qu’ils avaient parcouru les 14 000 kilomètres qui les séparaient de l’Afrique.
On devrait croire que les mammifères allaient et venaient sur le pont terrestre de Béring, mais pas les humains? C’est absurde! Les hominidés et les humains suivaient les mammifères en migration qui étaient une source de nourriture pour eux
, soutient Paulette Steeves.
Elle souligne aussi que des humains savaient déjà traverser de grandes masses d’eau il y a des dizaines de milliers d’années, par exemple lorsqu'ils se sont rendus en Australie.
Autre argument : l’évolution des langues autochtones. Plus de la moitié des familles linguistiques se trouvent dans les Amériques, dit Paulette Steeves. Normalement, on s’attend à ce qu’un plus grand nombre de langues [ait évolué] là où les gens ont vécu le plus longtemps. Ce qui n’est pas le cas, si on s’en tient aux dates qu’on nous présente.
Décoloniser l’archéologie
Pour Paulette Steeves, ce conservatisme du milieu archéologique contribue à effacer l’histoire des Autochtones et à les déshumaniser en coupant le lien qu’ils ont avec la terre.
Ces archéologues blancs et coloniaux sont arrivés en leur disant : "Vous n’êtes ici que depuis 10 ou 12 000 ans", alors que leur tradition orale leur dit : "Vous êtes ici depuis des temps immémoriaux". Se réapproprier cette notion de temps immémoriaux donne du pouvoir aux Autochtones
, dit-elle.
Elle dénonce d’ailleurs le fait que la tradition orale soit très peu considérée en archéologie, contrairement à d’autres disciplines scientifiques.
Elle donne l’exemple d’un récit de la tradition orale du peuple Osage qui appuie des découvertes archéologiques. Ce peuple vivait autrefois à l’ouest du Mississippi et il a été ensuite exilé de force en Oklahoma. Le récit parle d’une bataille entre deux groupes d’animaux géants, au terme de laquelle plusieurs bêtes sont mortes. Leurs carcasses ont été brûlées, puis le site est devenu un lieu sacré où se tenait chaque année une cérémonie de commémoration.
Plus tard, des archéologues ont trouvé sur le site de grandes quantités d’ossements calcinés de mammouths et de mastodontes ainsi que des outils en pierre […] Il s’agissait d'animaux qui se sont éteints il y a 10 000 ans, explique Paulette Steeves. Donc cette tradition orale date d’au moins 10 000 ans.
Selon elle, si les archéologues parlaient aux gens qui vivent ou qui ont vécu aux endroits où se tiennent des fouilles, ils découvriraient peut-être des traditions orales qui pourraient les guider.
La tradition orale, ce n’est pas seulement de simples récits imaginaires. Ce sont des faits, des récits historiques. Un aîné m’a déjà dit qu’il y a une phrase en langue crie qui signifie "quand la glace est rentrée chez elle". Cela signifie [que ses ancêtres] ont vu le recul des glaciers et que ça s’est inscrit dans leur langue
, ajoute-t-elle.
Ouvrir le chemin
Rien ne semblait destiner Paulette Steeves à l’archéologie. En 1988, divorcée avec trois jeunes enfants et sans le sou, elle n’avait qu’un diplôme de 8e année. Elle raconte qu’un aîné de sa communauté, Leonard Sampson, lui a dit : Nous savons que plus tard, tu vas faire quelque chose qui va beaucoup aider les Indiens. Pas seulement cette communauté. Tous les Indiens. Mais ce sera très dur
.
Elle ne savait pas à quel point cela allait être difficile. Les études supérieures, c’est ce qui a été le plus dur, se rappelle-t-elle. Pas le travail, ni les cours, ni l’étude. Le racisme. Des étudiants me montraient le poing, me criaient de me taire et me menaçaient, et les professeurs ne disaient rien […] Cela m’a montré à quel point le racisme est inscrit dans le monde universitaire, en particulier en archéologie et en anthropologie.
À la fin de ses études, elle s’est dit : Mon travail, c’est de réécrire l’histoire du monde en y incluant les Amériques
. Elle pense être la seule femme autochtone archéologue à travailler sur la période du Pléistocène dans les Amériques, qui s'est terminée il y a 10 000 ans. Elle est aussi détentrice d’une chaire de recherche du Canada sur la guérison et la réconciliation.
Paulette Steeves prépare un deuxième livre qui devrait cette fois décrire 600 sites archéologiques anciens. Et un troisième sur les archéologues qui se sont fait intimider par leurs pairs lorsqu'ils ont publié des découvertes qui allaient à l’encontre des idées admises.
En répertoriant 600 sites méconnus, elle veut stimuler l’intérêt des archéologues de la prochaine génération pour qu’ils choisissent d’y consacrer leurs recherches. Car pour mieux comprendre le passé lointain, il faut se mettre au travail, et non simplement critiquer ce qui bouscule l’ordre établi, croit-elle.
Mais les temps changent : Les esprits s’ouvrent, constate-t-elle. Certains archéologues utilisent mon livre comme manuel pour leurs cours. On avance.