Un pensionnat pour Autochtones sort de l’oubli
L’École industrielle de Saint-Boniface, créée en 1890, est peu connue, entre autres parce qu’il ne reste aucun survivant parmi les personnes qui l’ont fréquentée. Des enfants des Premières Nations y étaient inscrits, mais aussi de nombreux Métis.

À l'École industrielle de Saint-Boniface, on apprenait aux garçons des métiers manuels.
Photo : Archives de la Société historique de Saint-Boniface
Janelle Delorme fait partie d’une lignée de Métis du Manitoba. Cette travailleuse en santé communautaire se passionne pour la généalogie et l’histoire de sa famille. Elle se demande entre autres pourquoi son arrière-grand-père, Fulgence Delorme, n’a pas été conscrit pour la Première Guerre mondiale, alors que son frère l’a été.
Dans le cadre de ses recherches, elle s’est adressée à la généalogiste métisse Janet La France, directrice générale du Centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface.
Je ne sais pas si les gens réalisent à quel point le travail d’archives est un travail humain, souligne Janelle Delorme. Très doucement, Janet m’a dit : "J’ai quelque chose à te dire. Je ne veux pas le faire au téléphone ni par courriel. Peux-tu venir à mon bureau?" On a passé l’après-midi ensemble à parler de Fulgence et de son frère Théodore.
Ce que Janelle Delorme a appris, c’est que son arrière-grand-père ainsi que ses frères et ses sœurs ont fréquenté l'École industrielle de Saint-Boniface (EISB), qui était dans les faits un pensionnat pour Autochtones.
Depuis 2021, Janet La France effectue des travaux de recherche sur cette école, en collaboration avec Darian McKinney, architecte et membre d’une Première Nation du Manitoba, et avec Anne Lindsay, chercheuse postdoctorale à l’Université de Winnipeg et spécialiste des pensionnats pour Autochtones.
Pendant la courte existence de l’école, de 1890 à 1905, le taux de mortalité y a été de plus de 30 %. La tuberculose et ses complications, ainsi que la rougeole, étaient les principales causes de décès.
Or, Janelle Delorme avait appris par des recherches personnelles que son arrière-grand-père était mort de tuberculose à l’âge de 32 ans.
Elle se demande maintenant s’il a été exempté d’aller à la guerre parce qu’il souffrait déjà de la tuberculose qui l’a emporté. Ça ne nous surprendrait pas qu’il l’ait attrapée à l’école, dit Janet La France. La maladie était tellement commune à l’École industrielle…
Un pensionnat oublié
L’existence même de l’EISB
a longtemps été oubliée. Comme aucun ancien pensionnaire n’était encore vivant pour en témoigner, l’école n’a pas fait partie des établissements sur lesquels s’est penchée la Commission de vérité et réconciliation, entre 2008 et 2015, afin de documenter les répercussions du système des pensionnats pour Autochtones.En 1911, le bâtiment a été détruit par un incendie, et 50 000 documents, dont de précieux dictionnaires de langues autochtones, ont brûlé, selon un article d’un journal de l'époque.
Les recherches de Darian McKinney et d’Anne Lindsay ont permis de récolter certaines informations sur l’EISB
, mais pour aller plus loin, il fallait fouiller dans des archives en français.On détient en dépôt [à la Société historique de Saint-Boniface] la très large collection des Oblats de Marie-Immaculée, qui ont géré beaucoup d’écoles au Canada, raconte Janet La France. Pour la délégation des Oblats au Manitoba, on a leurs archives sur leurs missions, leurs œuvres, tout leur historique dans l’Ouest canadien, dont l’École industrielle de Saint-Boniface.
L’EISB
a été fondée par l’oblat Alexandre-Antonin Taché, qui était archevêque de Saint-Boniface, dans le but d’encourager les membres des Premières Nations et les Métis à se sédentariser. On y trouvait des salles de classe et des dortoirs, mais aussi d'autres bâtiments : étables, poulailler, buanderie, cordonnerie… répartis sur un terrain de 44 acres. Le gouvernement du Canada a financé la construction de l'école, qui était administrée par les Sœurs grises et par le diocèse de Saint-Boniface.Outre les matières scolaires, les garçons y apprenaient des métiers manuels, comme la cordonnerie ou la menuiserie, et les filles les tâches domestiques. Même si les professeurs étaient francophones, l’enseignement s’y donnait en anglais.
Près de la moitié des élèves étaient Métis
En plus des archives des Oblats, Janet La France a épluché les registres de l’Hôpital de Saint-Boniface, les registres de l’état civil, les chroniques officielles des Sœurs grises, la correspondance des prêtres et des religieuses, les données des recensements, etc.
Un document d'époque du gouvernement fédéral mentionnait que 300 enfants étaient allés à l'EISB
. En fouillant les archives, Janet La France a trouvé les noms de 280 enfants qui ont fréquenté le pensionnat, auxquels s’ajoutent ceux de 20 élèves probables. Elle a aussi recueilli les noms de 87 enfants qui sont morts pendant qu’ils fréquentaient l’EISB .Selon les registres, bon nombre d’entre eux ont été inhumés dans le cimetière de l’archevêché, mais Janet La France souligne qu’il n’y a pas de croix ni d’autres marqueurs pour identifier leurs sépultures. Elle ajoute qu’il n’est pas impossible que certains enfants aient été enterrés sur le terrain de l’école.
Comme dans d’autres pensionnats, on ne sait toujours pas où sont les enfants qui sont morts
, dit-elle.
À la demande de l’archidiocèse de Saint-Boniface, Janet La France a aussi trouvé les noms d’une centaine de membres du personnel de l’EISB
, ainsi que les fonctions occupées par bon nombre d’entre eux.54 % des enfants inscrits provenaient des communautés des Premières Nations de Sagkeeng, Sandy Bay, Peter Ballantyne, Berens River, Nelson River, Pine Creek, Roseau River, Grassy Narrows, Peguis et Brokenhead.
Les autres (46 %) étaient des Métis. Si Janelle Delorme sait que son ancêtre Fulgence provenait du village de Saint-Laurent, on ignore encore le lieu d’origine de la majorité des pensionnaires métis.
Et même si on connaît les noms des enfants, le lien avec leur famille n’a pas nécessairement été encore fait.
« C’était vraiment un travail important, probablement une des choses les plus importantes que je ferai dans toute ma vie! C’était vraiment important de fournir des réponses à ces gens qui ont perdu leurs bien-aimés, qui sont des personnes disparues. »
Encore beaucoup à faire
Mais la tâche n’est pas terminée. Janet La France aimerait documenter la vie quotidienne à l’EISBOn sait qu’il y avait des problèmes à Saint-Boniface, dit-elle. Ils n’avaient pas une bonne alimentation. Il y avait des travaux à faire à l’école, et ils étaient sous-financés pour faire ces travaux.
Elle compte aussi sur un projet financé par les Oblats qui vise à numériser les documents relatifs aux pensionnats qu’ils ont dirigés et à les transférer au Centre national pour la vérité et la réconciliation, qui archive ce type de documents pour l’ensemble du Canada.
Janet La France est aussi tombée par hasard sur un enregistrement réalisé au début du 20e siècle dans lequel un entrepreneur en construction raconte qu’il a été témoin de l’incendie qui a détruit le bâtiment principal de l’école. On lui a demandé de prendre les bâtisses qui n’avaient pas brûlé et de les déménager. Donc, il y a certaines bâtisses qui existent peut-être encore dans la ville
, dit-elle.
Quant à Janelle Delorme, elle continue d’explorer son histoire familiale. Elle veut entre autres consulter les Archives nationales pour découvrir si son arrière-grand-père a vraiment été exempté d’aller à la guerre et, si oui, pour quelle raison.
D'après les deux femmes, l’histoire de l’École industrielle de Saint-Boniface doit être mieux connue. Cela représente selon elles une façon pour les Métis de faire leur place dans le processus de réconciliation. Elles ont entrepris des démarches pour que le terrain de l’école devienne un lieu officiel de commémoration, mais pour le moment, rien de concret ne s’est matérialisé.