Une nuit sous les étoiles dans le Nitassinan à -30 degrés
Pour voir comment se transmet la culture innue, Espaces autochtones a accompagné les membres d’une famille sur leur territoire traditionnel. Mais les embûches se sont multipliées et l’expédition s’est interrompue prématurément. Notre journaliste raconte la lutte du petit groupe contre les forces de la nature.

Les motoneiges se sont enlisées à plusieurs reprises dans le Nitassinan au nord de Schefferville, tandis que la température descendait de plus en plus.
Photo : Radio-Canada / Guy Bois
Enlisement à répétition des motoneiges, blizzard qui se lève de manière inopinée, chute brutale des températures, bottes alourdies par la glace, vent glacial qui brûle sans pitié le moindre bout de peau exposé, impossibilité de monter un abri et, surtout, cinq personnes emprisonnées pendant toute une nuit dans une baie où l’eau remonte à la surface à -30 degrés. Le Nitassinan, le territoire traditionnel des Innus, a sorti ses griffes et réclamé son dû.
Nous aurions dû prendre les avertissements de la veille au sérieux. Nous étions partis le vendredi vers 15 heures. Cinq personnes : trois Innus et deux non-Autochtones. Destination : le territoire de la famille André, à 225 kilomètres à l’est de Schefferville. Normalement, la distance se fait en deux jours et demi. On voulait illustrer à travers un grand reportage la transmission de la culture et de la langue.
Les acteurs du reportage sont un grand-père innu accompagné de ses deux petits-fils. Le grand-père, c’est Albert Vollant, 78 ans, seul survivant Vollant de sa génération, une génération décimée par les pensionnats, l’alcool et la destruction de son territoire ancestral par une minière.
Albert est sobre depuis une trentaine d’années. Il est l'un des derniers chasseurs-trappeurs de sa communauté de Mani-utenam. Le territoire est celui de la famille de sa femme, Véronique André. Ce territoire a sans doute sauvé la vie d'Albert, lui permettant de s’enraciner dans sa culture et de reconstruire une identité mise en morceaux.
Shukapesh, 20 ans, et Penshué, 18 ans, ce sont ses petits-fils. Des jeunes hommes à l’image de ceux de leur génération à travers le monde : cellulaire en permanence à la main, férus d’Internet et branchés sur la télévision satellite… avec une admiration sans borne pour leur grand-père qu’ils appellent Momo
.
Momo a offert à ses petits-fils un appareil photo avec l’option vidéo, un drone et une GoPro
, une caméra qu’on accroche aux motoneiges. Le but n'est pas de faire de Shukapesh et de Penshué des trappeurs, mais bien de leur permettre de graver, par l’image, les techniques ancestrales de piégeage et l’histoire de ce territoire habité depuis des millénaires par une lignée d’Innus.
Le plus connu d'entre eux est leur arrière-grand-père Mathieu André dit Mestanapeu, le grand homme
, celui-là même qui s’est dressé dans les années 1970 contre le gouvernement du Québec au nom des Innus et qui a dit non à ce qui allait devenir la Convention de la Baie-James et du Nord québécois.
Lucide, Albert disait : La vie telle que nous l’avons connue sur le territoire n’existe plus. Il faut cependant en garder les traces
, d’où cette idée d’ajouter l’image à l’oralité pour la transmission du mode de vie ancestral.
Ce vendredi donc, une première étape à franchir vers un camp situé à une vingtaine de milles (soit une trentaine de kilomètres) de la ville minière. Ici, on calcule encore en milles
. Des lacs immenses, un territoire hostile, mais d’une beauté qui émeut.
Une heure avant l’arrivée, la troisième motoneige s’enlise dans la slush qui s'est formée entre la glace du lac et la neige à la surface.
Une heure et demie pour s’en sortir. L’eau pénètre dans les bottes et dévore les orteils. La noirceur s’impose. La navigation au GPS est ardue.
Après quelques détours et beaucoup de questionnement, on aperçoit le camp. Rustique, mais doté d'une invention extraordinaire qui a fait ses preuves : un poêle à bois.
Le feu est fait, mais il faut tout de même utiliser une hache, côté massue, pour briser la glace accumulée autour des bottes.
Une journée horribilis
La deuxième journée du voyage sera sans pitié. Une trentaine d’heures dans le froid, à dégager les motoneiges, à affronter des barrages d’arbres qui bloquent la sortie vers les lacs et qui culminent par l’enlisement des trois motoneiges… avec à la base une erreur de jugement qui aurait pu être fatale.
Pourtant, la journée avait relativement bien commencé. Les températures avaient grimpé
à -15, un gain de 10 degrés depuis la veille. L’objectif de départ, pour cette deuxième étape, était de se rendre près d’une rivière située à six heures de route
. Là, la tente de prospecteur, munie d’un poêle à bois, devait être montée.
Une tente de ce type, aménagée par Albert, c’est de l’ordre de l’hébergement 5 étoiles : il y fait chaud, c’est confortable et le thé, la bannique et la viande séchée se transforment en festin.
Or, une fois sur place vers 14 h 30, Albert nous dit qu’un front froid est attendu pour le lendemain, on parle de températures qui devraient chuter à -35 degrés Celsius avec de fortes rafales. Albert propose alors de se rendre dans une pourvoirie à trois heures de route supplémentaires afin de se rapprocher de la destination finale
.
Tout le monde acquiesce. L'avenir nous montrera qu'il s'agissait d'une mauvaise décision et que nous avons tous manqué de jugement.
La suite du parcours sera marquée par une dizaine d’enlisements dans la neige et des engins qui se renversent. Chaque fois, il faut remorquer non seulement la motoneige, mais aussi les traîneaux accrochés aux véhicules qui contiennent chacun 300 kilos d’outils, de vivres et d'autres bagages. Des heures précieuses à tirer, pousser, soulever, pelleter et casser la glace pour déprendre
les motoneiges et leur cargaison.
La majorité du parcours se fait sur les lacs qui, à cette latitude, sont de véritables mers. Or, il y a quand même des forêts à traverser… alors que la nuit est tombée. Albert ouvre la piste, mais l'expédition se heurte à des barrages d’épinettes.
Impossible de faire demi-tour. C’est donc à la scie à chaîne que s’ouvre le chemin pour atteindre le prochain lac. Des arbres tombent devant les phares des motoneiges. Un spectacle surréaliste, exigeant pour l'esprit et le corps qui peine à conserver le peu d'énergie qui lui reste.
Nous sommes à huit, neuf milles de la pourvoirie
, répète inlassablement Albert lorsqu’on lui demande où nous sommes.
Et le GPS fait des siennes. Selon Albert, l'instrument indique une chose et son contraire à quelques minutes d’intervalle.
Nous perdons toute notion de temps… et bientôt d’espace.
Soudain, c’est le blizzard. De la neige, du vent et une visibilité pratiquement nulle, le tout accompagné d’une chute brutale de la température. Nous frôlons maintenant les -30 degrés. Les lunettes qui doivent nous protéger de la neige et du froid se congèlent. Nous ne voyons plus rien.
Continuer à tout prix, se focaliser sur la pourvoirie, l'eldorado tout proche, à quelques milles
, chasser les idées noires... Toute notre énergie y passe après bientôt 15 heures de route.
Les pièges du Nitassinan
Inlassablement, le Nitassinan continue à déployer ses pièges : des arbres morts nous bloquent le chemin, un traîneau se renverse, une motoneige s’enfonce dans une neige trop molle, les bottes sont emprisonnées dans la neige et la glace, les mitaines n'arrivent plus à se refermer tant elles sont gelées.
Les pensées se bousculent. Ces maudites machines
et les humains qui les chevauchent, le Nitassinan est prêt à les dévorer. Les raquettes des ancêtres, certes beaucoup plus lentes, étaient par contre mieux adaptées pour passer à travers les arbres, contourner les obstacles et identifier les endroits où l'eau se loge près de la surface. Et puis quand la fatigue s’emparait de la personne ou que la tempête se levait, on s’inclinait humblement devant des forces plus grandes : on installait le campement et bien au chaud, on se racontait des légendes en buvant le thé.
Maintenant, ces motoneiges, ces scies à chaîne, ces perceuses de glace, ces génératrices – toutes nourries qu’elles sont par le pétrole – donnent une impression d’invincibilité. Sans parler du GPS, l’incarnation d’une forme de vanité vouée au dieu de la techno. Le Nitassinan, lui, rit dans sa barbe. Nous avons entendu son rire.
Le blizzard tombe, mais le vent demeure, accompagné par un froid intense. Le ciel et ses milliers d’étoiles nous éclairent. Nous sommes dans une baie. Albert nous précède, sa motoneige s’enlise. Puis au tour de la seconde, celle des petits-fils, et la troisième qui rend l’âme, vaincue par cet univers glacé.
Nous sommes prisonniers. La neige s’enfonce sous nos pas en faisant remonter l’eau à la surface. Impossible de nous déplacer, de monter un campement.
À l’est, les premières lueurs du jour se pointent. Un lever de soleil magnifique se dessine où l'orange du soleil se détache d'une haie d'épinettes noires. On croirait une peinture naïve d'un artiste innu.
Une autre journée comme la précédente serait de toute évidence fatale pour des membres de l'équipe. L’alarme est déclenchée. L’armée canadienne viendra en après-midi nous recueillir, penauds, rongés par le froid et les blessures à l’ego.
Albert, qu'il a fallu convaincre de laisser sur place tout son matériel et ses vivres pour deux mois, accepte finalement d'être évacué. Shukapesh et Penshué emboîtent le pas.
Une fois à Schefferville, Albert ne tardera pas à organiser une autre expédition, histoire de récupérer son matériel et de poursuivre le périple, tout en y allant d'une touche d'humour typiquement innue.
J'ai dit à la police que la prochaine fois que je fais un appel d'urgence, ce sera à cause des maringouins.
Ce policier, qui est venu en avion faire une reconnaissance de notre campement de fortune, confiera le lendemain que nous étions à 300 mètres de la pourvoirie.
Au moment de terminer cet article, Albert, sa femme Véronique et ses petits-fils se dirigeaient de nouveau vers Schefferville afin d'y noliser un avion sur skis pour se rendre à l'endroit où le matériel est prisonnier de la glace à environ 200 kilomètres. On y installera un campement bien chauffé et une à une, les machines
et leur chargement seront délivrés.
Le chanteur Florent Vollant – un des neveux d’Albert – a dit un jour, en parlant de la génération de son oncle et de celles qui l'ont précédée, que ces trappeurs-chasseurs incarnaient les derniers hommes libres
.
Sans doute.
Or, cette liberté, le Nitassinan peut la faire payer très cher.
Respect!
P.S. Un énorme merci à Valérie (ma blonde), Radio-Canada (Luce Julien et Soleïman Mellali), l’armée canadienne, la S.Q. et le dispensaire de Schefferville. Sans vous, quelqu’un d’autre aurait écrit cette histoire.