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La Nation crie tiraillée entre économie et traditions

Protéger l'Eeyou (Eenou) Pimatseewin, le mode de vie traditionnel cri, ou poursuivre le développement économique basé sur l'exploitation des ressources naturelles… Un équilibre difficile.

Un homme debout, devant un espace coupé pour laisser passer des lignes d'Hydro-Québec.

Allan Saganash ne reconnaît plus le territoire où il chasse et pêche depuis une cinquantaine d'années. Mais il fait tout pour garder ses traditions.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Prenez note que cet article publié en 2021 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Le changement a été radical pour les Cris depuis la signature de la Convention de la Baie-James, il y a 50 ans. Un changement trop rapide au goût de certains qui se questionnent sur les développements futurs, notamment avec la signature de la Grande Alliance, une entente économique signée entre le Québec et le Grand Conseil des Cris en 2020. On veut protéger l'Eeyou (Eenou) Pimatseewin, le mode de vie traditionnel cri, ce qui passe nécessairement par la protection d’un territoire… déjà bien défiguré.

Dans le contexte du Grand cercle économique des Peuples autochtones et du Québec qui se déroule à Montréal jeudi et vendredi, Espaces autochtones vous présente tout au long de la semaine une série d'articles traitant des enjeux économiques qui représentent des défis autant pour les Premières Nations que pour la société québécoise. Des comptes rendus seront également publiés quotidiennement.

Ça fait mal de voir ça. Allan Saganash, 71 ans, est pourtant devenu un habitué de ce chemin forestier situé à quelques kilomètres de son camp non loin de la route entre Lebel-sur-Quévillon et Waswasnipi. Pourtant, il n'en revient toujours pas. Jamais il n’aurait imaginé qu’une route passerait ici ni qu’on roulerait sur ce qu’il appelle sa montagne.

Je vais être honnête, la première fois que j’ai vu ça, j’ai pleuré, car cette montagne a fourni tellement de nourriture traditionnelle à ma famille dans le passé : orignal, castor… tellement d’animaux que j’ai chassés. Mais maintenant ils ne viennent plus. C’est un choc culturel, raconte l’homme.

Tout autour, presque tous les arbres sont à terre.

On a un triple impact ici! À gauche, vous avez des activités de mines, ici, la ligne de transmission d’Hydro-Québec, et [là], les coupes forestières, montre du doigt l’homme cri. Tellement de territoire a été saccagé.

Un homme pose au milieu d'une forêt coupée.

Allan Saganash, Cri de Waswanipi de 71 ans.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Entre 1966 et 1978, Allan Saganash a vécu avec sa famille sur le territoire, essentiellement de chasse, de pêche, du piégeage. Il n’y avait pas une seule route forestière en 1966, maintenant il y en a des couches totalisant 37 000 kilomètres sur nos terres traditionnelles!

Si ces routes lui permettent d’accéder plus facilement à davantage de territoire dans son auto, cette accessibilité entraîne aussi le développement d’autres activités : minières, forestières, touristiques et la construction de camps par des non-Autochtones. Et forcément, le territoire devient défiguré.

Tout projet de développement impacte grandement s’il dévaste une partie du territoire, dit, dépité, Allan Saganash.

Et quand le territoire change, cela change tout. C’était trop rapide, trop rapide, répète-t-il. Alors, il a dû s’adapter et continuer d’apprendre. Dans un petit carnet marron, il consigne tout ce qu’il peut avec sa belle écriture, pour ne rien perdre.

Car même sa manière de chasser a changé, c’est un monde qui n’existe plus. L’équipement est plus moderne et il a plus de confort, pourtant, son cœur se serre quand il regarde dehors.

Allan Saganash a toujours été l’un des plus ardents défenseurs du territoire. Il a négocié avec les entreprises forestières depuis 1978 pour le conseil de bande de Waswanipi. Aujourd'hui, il est aux prises avec un dilemme : Améliorer la façon dont une personne persiste à maintenir sa culture et sa vie traditionnelles ou bien améliorer le développement sur le territoire.

Un cahier avec dessus un couteau traditionnel.

Allan Saganash prend la plume dès qu'il peut pour écrire tous ses savoirs dans ce cahier qu'il traîne avec lui. Ce Cri de 71 ans a toujours aussi sur lui des cartes du territoire, dont une contient uniquement des noms de sa langue.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Un choix difficile. Délicat.

Pour l’entrepreneur de Waswanipi John Kitchen, la réponse est simple : La route pour la Nation crie, c’est le développement économique. Tu ne peux pas dire que tu vas retourner dans le bois, alors que tu as des maisons et des affaires à payer. Le monde doit travailler.

La travailleuse autonome Irène Neeposh est plus nuancée. La réalité est qu’on est très proche de notre culture. La pression est tellement élevée pour développer qu’il y a une résistance pour préserver la culture, et j’apprécie cette résistance, car ça m’aide à avoir un équilibre. Il faut trouver une place pour la culture dans notre évolution.

Selon elle, la Nation crie a déjà assez d’ententes. L’évolution que ça a amenée était très rapide. On a besoin de faire un ajustement à l’interne. De se trouver dans ces ententes.

Et pour cela, écouter ceux qui vivent sur le territoire et qui en vivent. Ou qui essaient.

Les chasseurs-trappeurs, les grands perdants?

Afin de permettre aux Cris qui ont décidé de garder la chasse, le piégeage et la pêche comme mode de vie, un programme de sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs a été mis en place dans la Convention de la Baie-James.

Chaque membre de la Nation crie qui consacre un minimum de 120 jours en forêt à pratiquer ses activités traditionnelles reçoit près de 67 $ par jour passé sur le territoire. Environ 2000 personnes continuent chaque année à bénéficier du programme. Mais les familles qui ont encore ce mode de vie diminuent.

Une femme de dos fait cuire en plein air une outarde près d'un feu.

Flora Saganash, qu'on appelle « Lola », fait cuire une outarde. Juste avant, elle avait fait rôtir un castor et de l'orignal sous un feu en plein air.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Je n’ai jamais abandonné mon mode de vie traditionnel. Jamais!, s'exclame Allan Saganash, alors que sa femme surveille la cuisson d’un castor et de morceaux d’orignal sur un feu extérieur. Ce programme a des limites, un maximum de 14 000 $ est offert pour une personne seule en plus de l'équipement qui est fourni.

Allan n’a jamais pu bénéficier de ce programme, car il gagnait trop avec son travail au conseil de bande de Waswanipi. Cela ne l’a pas empêché de continuer l'Eeyou Etoun, la manière de faire crie.

Le chasseur Dennis Ottereyes, 50 ans, a dû, lui, arrêter d’arpenter le territoire pour des raisons de santé. La prospérité annoncée avec la Convention ne s'applique pas à lui. Je suis pauvre et triste, répète-t-il en boucle.

Tous les deux jours, il fait 1 h 30 de route pour subir une dialyse à Chibougamau à cause de son diabète. Alors, il lui est devenu impossible d’aller à son camp à 90 km de Waswanipi pour pratiquer les activités traditionnelles. Conséquence : il dépend désormais de l’aide sociale.

Un homme regarde la caméra, casquette et capuche sur la tête.

Dennis Ottereyes est un chasseur, un des gardiens de la tradition aussi, mais il ne peut plus pratiquer à cause du diabète.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Pratiquement une personne sur cinq de la nation crie qui souffre du diabète a moins de 40 ans. Un effet de la sédentarisation. Le diabète et les maladies chroniques sont les problèmes de santé les plus répandus dans la région. Sans domicile fixe, Dennis va de place en place pour s’héberger. Personne ne m’aide. Je suis resté dans le bois et personne ne m’aide, exprime-t-il tristement.

Des utilisateurs du territoire ignorés

Nombreux sont ceux qui estiment que les grands perdants de la Convention de la Baie-James sont les chasseurs-trappeurs, malgré le programme d’aide et les équipements fournis.

La Convention dit que les Cris devraient pouvoir chasser aussi longtemps que la lune et les étoiles brilleront. C’est une scène éloquente, lance Paul Dixon avant d’ouvrir un tiroir pour sortir un exemplaire, visiblement souvent consulté, de la Convention.

Mais quand tu regardes les nouvelles, tu vois que le monde industrialisé a détruit toutes les sociétés de chasse qui étaient sur son chemin, précise celui qui se considère comme une épine dans le pied des leaders cris.

La faune est bien trop perturbée : les caribous sont en chute, le carcajou est arrivé en Eeyou Istchee, l’orignal se fait plus rare aussi...

Un homme pose avec un livre à la main.

Paul Dixon et son vieil exemplaire de la Convention de la Baie-James qu'il consulte régulièrement. En arrière, le portrait de son père auquel il fait souvent référence.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Pendant 30 ans, Paul Dixon a été à la tête de l’Association des trappeurs cris de Waswanipi. Dès le début, notamment avec Allan Saganash, il a lancé l’alerte sur les nombreuses violations de la Convention, ce qui a notamment conduit à la paix des braves.

Il n’y avait aucun moyen de communiquer avec les promoteurs du territoire. Ils venaient, coupaient un terrain de trappe et partaient, indique Allan Saganash. Ils ne tenaient pas vraiment compte des autres utilisateurs de la forêt. Ils ne faisaient que suivre les directives de Québec.

Et depuis? Paul Dixon ne décolère pas, car ce territoire qui ne nous appartient pas et qu’il faut conserver pour les générations futures continue d’être défiguré, détruisant au passage un mode de vie. Les Cris ne devraient pas être indemnisés pour la destruction de leur mode de vie.

Il estime qu’il y a un éléphant dans le tipi et que personne ne le voit. L’éléphant, ce sont les trappeurs et les chasseurs qui ne sont jamais bien consultés. D’ailleurs, le maître de trappe ne se sent ni écouté ni représenté par les leaders.

« Un gars m’a dit un jour : "Vous ne pouvez pas dire que nous perdons notre culture". Ce type a passé sept ans à l’université. Si vous n’avez pas cette culture, vous n’avez rien à perdre! Vous ne savez pas ce qui est perdu jusqu’à ce que vous ayez marché un kilomètre dans les mocassins d’un aîné! »

un chemin au milieu d'une forêt en partie coupée.

Les chemins forestiers permettent un meilleur accès au territoire cri, une accessibilité à double tranchant.

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Alors, pour lui, le rouleau compresseur du développement économique est incompatible avec l’idée de maintenir l'Eeyou Pimatseewin, le mode de vie traditionnel.

Quand vous avez des invités qui viennent dans votre maison et veulent s’en emparer, c’est amical?, questionne Paul Dixon. C’est seulement compatible pour ceux qui obtiennent de nouveaux privilèges avec ça.

Il cite les nombreux membres de la Nation crie qui bénéficient de l’aide sociale, comme Dennis.

Effectivement, l’entente a fait en sorte que nos gens qui vivaient dans des tentes sont désormais dans des maisons modernes, c’est un grand progrès! Mais pourtant, nous luttons toujours pour le logement, contre les maladies chroniques, la drogue, l’alcool à cause des traumatismes qui se sont produits (notamment des pensionnats). Il y a encore beaucoup à faire, mais ça s’améliore, indique la directrice régionale de proximité pour le conseil cri de la santé et des services sociaux, Virgina Wabano. Elle s’occupe de trois communautés, dont Waswanipi.

Le revenu médian dans les communautés cries (entre 17 353 et 31 808 $) est bien inférieur à celui du Québec et se situe plus ou moins au même niveau que celui des communautés autochtones du Québec et du Canada. L’espérance de vie, bien qu’elle ait augmenté, reste aussi de cinq ans inférieure à la moyenne du Québec.

Alors Paul Dixon répète : Qui est prospère?, avant de citer un extrait d’un livre dont il ne se souvient plus de l’auteur. Donnez l’autonomie gouvernementale aux Autochtones, les riches deviendront plus riches, les pauvres plus pauvres. C’est la dernière partie de l’assimilation!

Un tipi au milieu de la forêt avec une table et deux personnes au loin.

Le camp d'Allan Saganash à une trentaine de minutes de Waswanipi

Photo : Radio-Canada / Marie-Laure Josselin

Allan Saganash se montre un peu plus nuancé. Il parle encore d’adaptation, mais ne peut taire son inquiétude. Surtout, il se fait un point d’honneur de préciser quelque chose.

Avant la Convention de la Baie-James, il ne se considérait pas comme pauvre. Pas plus maintenant. Vous ne pouvez pas comparer la pauvreté en termes d’argent. Quand j’étais chasseur, je me considérais comme riche en ressources naturelles. J’avais ma liberté, je vivais de la terre en étant très riche. Donc non, je ne peux pas dire du tout que j’étais pauvre!

Quand vous comparez les gens qui disent que vous êtes pauvres, vous pensez toujours à l'argent et à acheter quelque chose. Moi, je me considère comme une personne très riche en termes de vie. La vie est riche pour moi.

La Nation crie est tiraillée entre deux voies qui semblent difficilement conciliables : le développement économique qui, en théorie, doit profiter à tout le monde et le maintien difficile de la culture par la pratique des activités traditionnelles.

Une tension entre deux modes de vie qui apparaît pour plusieurs incompatibles.

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