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« Je ne me sentais plus femme », raconte une Autochtone stérilisée malgré elle

Des instruments gynécologiques.

Les stérilisations forcées de femmes autochtones seraient des pratiques encore actuelles dans certaines provinces et territoires du Canada.

Photo : iStock

Plusieurs femmes autochtones assurent avoir été stérilisées de force au Canada. Lorsqu’elles entendent le premier ministre Justin Trudeau condamner la Chine pour génocide envers les Ouïgours – un peuple dont les femmes sont stérilisées sous la contrainte par le régime –, elles sortent de leurs gonds. Rencontre avec l’une d’entre elles.

Je n’ai rien dit pendant longtemps, parce que je me disais qu’on n’allait pas me croire.

Pourquoi?

Parce que je suis autochtone.

La réponse de S.A.T.* fait l’effet d’une claque. Cette femme issue de la communauté crie de Peepeekisis, au nord-est de Regina, en Saskatchewan, raconte comment des médecins de l'Hôpital royal universitaire de Saskatoon l’auraient stérilisée contre sa volonté.

Nous sommes le 9 juillet 2001 et S.A.T. a 29 ans. Elle rêve d’une famille nombreuse, où tout le monde vit ensemble, se soutient.

Elle vient d’accoucher de son sixième enfant. Ce sera son dernier.

Ce jour-là, très rapidement après l'accouchement, on lui enlève son fils des bras. Je n’ai même pas pu le porter, raconte-t-elle. Au loin, elle entend son mari jurer, alors qu’on vient de lui demander de signer un papier. Il refuse et quitte la maternité pour s’occuper des enfants restés à la maison.

S.A.T. est seule dans une chambre d’hôpital. Rapidement, on l'installe dans un fauteuil roulant.

Je me souviens être descendue d’un étage. Je me souviens de cette infirmière, qui m’a sortie de ma chambre. J’étais faible, je me demandais ce qui se passait, dit-elle.

Une ambulance à l'Hôpital royal universitaire de Saskatoon.

S.A.T a accouché de son sixième enfant à l'Hôpital royal universitaire de Saskatoon.

Photo : Radio-Canada / Trevor A Bothorel

Quand elle parle, S.A.T. a une voix calme, posée. Elle prend son temps. Se replonger dans ces souvenirs n’est pas facile. Ça fait longtemps que je n’ai pas raconté cette histoire, souligne-t-elle.

Il y a presque 20 ans qu’on lui aurait ligaturé les trompes. Durant cette opération, les extrémités des trompes sont sectionnées, scellées ou brûlées pour empêcher le transport des ovules vers l'utérus et empêcher ainsi leur fécondation.

Je sentais qu’ils préparaient quelque chose. J’ai essayé de sortir de l'ascenseur et un homme est venu derrière moi et m’a demandé où j'allais. Je ressentais encore les effets de la péridurale. Ils ne voulaient pas me dire ce qu’ils faisaient. Ils disaient des choses différentes. Moi, je posais des questions pour essayer de gagner du temps, poursuit-elle.

Encore étourdie par son accouchement, S.A.T. tente tant bien que mal d’opposer une résistance. Au moins avec des mots. Je leur ai dit : "Non! non! Je ne veux pas faire ça", même si je ne savais pas trop ce qu’ils faisaient à ce moment-là. J’ai commencé à regarder autour de moi et je crois que j’ai compris. J’ai pleuré tout le long, je crois que j’hyperventilais.

Les souvenirs de cet événement sont flous. S.A.T. ne sait plus combien d’infirmières étaient là. Ni même combien de temps l’opération a duré. Cela me semble encore être une éternité. Je ne sais même pas comment je suis passée de cette salle à ma chambre. C’était vraiment, vraiment horrible.

Lorsqu’on lui demande si elle a signé un quelconque document autorisant les médecins à faire cette opération, elle assure que non. Ni moi ni mon mari n’avons signé de papier.

La stérilisation des femmes autochtones au Canada

  • En 2017, une étude menée par la sénatrice Yvonne Boyer et la Dre Judith Bartlett, a montré que la stérilisation forcée de femmes autochtones n'est pas seulement une partie honteuse de l'histoire canadienne, mais qu'elle a encore cours en Alberta, en Saskatchewan, au Manitoba, en Ontario et dans les territoires.
  • Le Comité des Nations unies contre la torture s'est déjà dit préoccupé par la stérilisation extensive forcée ou contrainte de femmes et de filles autochtones au Canada, y compris de récents cas en Saskatchewan.

S.A.T. a mis du temps à parler de cette histoire.

Elle a tenté de contacter des avocats à plusieurs reprises, longtemps en vain. Aucun ne répondait à ses appels.

Jusqu’à ce qu’elle rencontre Alisa Lombard. Elle est notre sauveuse. Elle croit en nous. Elle nous a déjà emmenées si loin, lâche S.A.T.

Alisa Lombard.

L'avocate Alisa Lombard porte devant les tribunaux deux demandes d'actions collectives.

Photo : Gracieuseté : Semaganis Worme Lombard

Nous, ce sont toutes ces femmes qui ont déposé devant la Cour de Saskatchewan un recours collectif mené par Me Lombard. Ce sont elles qui ont donné à S.A.T. la force de raconter son histoire, dit-elle, alors que pendant de nombreuses années, elle avait plutôt choisi d’enfermer cet événement dans une boîte.

J’ai tout bloqué dans ma tête. Mais quand j’ai vu des femmes sortir du silence, j’ai décidé de parler moi aussi, dit-elle.

Je sais que je n’aurais pas dû me sentir bien quand j’ai appris que d’autres femmes avaient vécu la même chose, mais j’étais soulagée. Je me sentais moins seule, je pouvais partager ce que j’avais vécu avec d’autres femmes.

Une citation de S.A.T., victime présumée de stérilisation forcée

Actuellement, deux actions collectives sont menées : l’une au Manitoba et l’autre en Saskatchewan. Elles sont toutes les deux pilotées par Alisa Lombard, au nom d'environ 90 femmes autochtones qui auraient subi une stérilisation sans leur consentement éclairé. Chacune réclame 7 millions de dollars en dommages et intérêts.

Parler fait partie de sa thérapie, même si elle sait que toute sa vie, elle portera une cicatrice dans son âme.

Après cet événement, mon mari était en colère, il ne me regardait plus de la même manière. Moi, j’avais l’impression de ne plus être femme.

Une citation de S.A.T., victime présumée de stérilisation forcée

Une méfiance qui ne disparaît pas

Aujourd’hui, ce sont ses filles qui deviennent des mères. Et évidemment, l'idée qu’il pourrait leur arriver la même chose lui traverse souvent l’esprit et l’angoisse.

Ce n’est que lorsque l’action collective a été lancée que j’ai raconté ce qui m’était arrivé à mes filles. Après ça, je leur ai toujours dit de ne jamais rien signer à l’hôpital sans avoir lu le document, même si c’est pour une urgence. Elles doivent tout lire, insiste S.A.T.

Et pour s’en assurer, elle a toujours fait en sorte d’être là au moment de la naissance de ses petits-enfants. C’était le seul moyen que j’avais pour m’assurer que tout se déroule bien, précise-t-elle. Mais sa peur de l’hôpital et des médecins est toujours bien présente.

Encore aujourd’hui, S.A.T ne fait pas confiance aux médecins. Elle évite à tout prix de les voir, sauf en cas d'urgence.

C’est aussi pour que les choses changent dans le système de santé du pays qu’elle a décidé de parler.

Alors, lorsqu’elle entend les discours de Justin Trudeau sur la situation des Ouïgours en Chine, S.A.T. saute au plafond. Il parle de génocide en Chine. Il devrait plutôt balayer devant sa porte.

* S.A.T. correspond aux initiales de la plaignante, qui a préféré conserver l'anonymat.

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