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La BD de la (non-)rencontre avec les Autochtones

Emanuelle Dufour, devant des planches de sa BD « Des histoires à raconter: d'Ani Kuni à Kiuna ».

Emanuelle Dufour est doctorante en éducation par les arts (Art Education) à l’Université Concordia. Dans le cadre de sa démarche de recherche-création doctorale, elle travaille sur un projet de BD, « Des histoires à raconter: d'Ani Kuni à Kiuna », dans laquelle elle explore les réalités des Premières Nations et du Québec sous divers angles et en y impliquant une quarantaine d'Autochtones et de non-Autochtones.

Photo : Radio-Canada / Jean-François Villeneuve

Prenez note que cet article publié en 2019 pourrait contenir des informations qui ne sont plus à jour.

Au printemps 2020, Emanuelle Dufour complétera un ambitieux projet de recherche-création doctoral sous forme de bande dessinée. Des histoires à raconter : D’Ani Kuni à Kiuna est un travail de longue haleine qui débordera des bibliothèques universitaires pour aussi servir d’outil pédagogique et de sensibilisation.

« Peux-tu me parler des Autochtones de chez toi? » Sortie de la bouche d’une jeune Maorie, la question était loin d’être banale. Mais la réponse n’était pas aussi claire. « Je n’avais rien à lui dire », se rappelle encore la doctorante à l’Université Concordia Emanuelle Dufour, plusieurs années après un séjour en Nouvelle-Zélande.

Outre les gravures historiques vues dans ses livres d’école, ce qui lui revenait en mémoire était lié aux images de la crise d’Oka, mille fois montrées à la télévision, « tout un imaginaire super stéréotypé ».

Si elle n’a rien trouvé à répondre à l’enfant ce jour-là, Emanuelle a par contre ressenti une grosse honte. Elle qui, pendant une dizaine d’années, était allée à la rencontre de diverses communautés autochtones un peu partout dans le monde réalisait qu’elle ne connaissait pas celles de son propre pays.

Ce jour-là elle s’est juré de corriger son ignorance et d’apprendre l’histoire des premiers peuples du Canada. « Je ne connaissais aucune personne autochtone, c’est quand même fou, alors que ma famille est sur le territoire depuis environ 200 ans. »

Du hasard aux rencontres

Le hasard d’abord! Le premier Autochtone que croise Emanuelle, de retour dans son pays, n’est nul autre que le Dr Stanley Vollant. À la veille d’Innu Meshkenu, cette grande marche de 6000 km à travers les communautés autochtones du Québec, effectuée en 2017, « l’Innu qui marche » lui parle de sa vision de l’éducation et de la sécurisation culturelle.

« C’est la première fois que j’entendais parler de ça », dit Emanuelle Dufour, qui se joindra à lui pour certains tronçons de marche, dont un entre Wôlinak et Odanak avec pour point d’arrivée l’Institution Kiuna. 

C’est là qu’elle rencontre Prudence Hannis, directrice associée au collège Kiuna. Leur collaboration naîtra de ce premier échange. « Elle a un attachement particulier avec toutes les approches qui vont venir intégrer les savoirs, qui prennent en considération culture et réalité des Premières Nations », dit-elle, ajoutant qu’Emanuelle est également beaucoup investie dans l’éducation populaire.

C’est à Kiuna qu’Emanuelle Dufour découvre qu’« ici aussi il y a de beaux projets de réappropriation culturelle à travers l’éducation », comme elle en avait vu ailleurs dans les Amériques.

Sa décision est prise, elle décide de commencer une maîtrise tout en s’impliquant dans divers projets professionnels au niveau de l’éducation autochtone.

De rencontres en apprentissages, elle se désole de constater à quel point son entourage ne connaît rien à l’histoire coloniale de son pays. Elle-même a de la difficulté à synthétiser les connaissances qu’elle acquiert.

La maîtrise terminée, elle poursuit au doctorat. Cherchant une manière de décloisonner sa recherche et de partager son savoir avec le plus grand nombre, elle a l’idée d’exploiter une habitude prise en voyage, celle de dessiner dans des carnets pour immortaliser des histoires entendues, des rencontres, des paysages.

Ses cours de littérature autochtone lui reviennent aussi en mémoire, « on y parlait d'auteurs autochtones d’ailleurs au Canada qui étaient des vecteurs de mémoire. On apprenait à travers un récit, un storytelling visuel, que ça se développe au Québec, mais moins », spécifie Emanuelle Dufour.

Les David Alexander Robertson ou Gord Hill ont encore peu d'équivalents québécois à faire dans la BD historique, trois, quatre tout au plus selon Emanuelle.

Des histoires à raconter : D'Ani Kuni à Kiuna

Des histoires à raconter : D'Ani Kuni à Kiuna

Photo : Emanuelle Dufour

« Quand j’ai vu le résultat de sa bande dessinée, j’étais complètement enchantée parce que c’est un outil qui est accessible pour différents ordres d’enseignement », constate Prudence Hannis, qui y voit une ouverture autant au niveau secondaire et collégial qu’universitaire.

Celle-ci a choisi, dans le cadre de sa participation, de mettre la lumière sur les leaders que forme l’Institution Kiuna : « ça fait partie de la démarche du renforcement de la fierté de nos jeunes [...] Il faut mettre de l’avant notre très, très forte résilience. »

« Je souhaite vraiment que cet outil-là puisse être publié, que ça soit un outil de référence au niveau scolaire, un outil pédagogique. »

— Une citation de  Prudence Hannis

« Un médium intéressant pour provoquer une autre sorte de rencontre »

Emanuelle Dufour commence par illustrer le récit de son expérience de (non-)rencontre avec les Autochtones, de son enfance jusqu’à la maîtrise. Elle envoie ce premier jet à une quarantaine de personnes, autochtones et non autochtones, dont elle souhaite entendre la voix pour créer un récit à plusieurs perspectives. « Parce qu’en fait c’est le récit d’un système, on parle de mon expérience, mais c’est le récit d’un système colonial dans lequel on évolue tous », explique-t-elle. Les contributeurs et collaborateurs sont aussi invités à s’exprimer et à critiquer le contenu et la forme.

La réalité qu’elle décrit n’est pas une réalité qui lui appartient, mais c’est une réalité qui résonne, selon elle, pour beaucoup de Québécois aussi. Elle souhaite entendre les expériences d’Autochtones et de non-Autochtones pour ouvrir le dialogue sur ce sujet.

Les Autochtones approchés pour participer à la BD n’avaient au départ que la démarche de la doctorante. « Emanuelle a dû faire ses preuves », explique Prudence Hannis.

En effet, quelques craintes vis-à-vis de la démarche graphique d'Emanuelle ont surgi. On se demandait comment allaient être dépeints les Autochtones, mais les réactions subséquentes vont au-delà des espérances de l’étudiante. Au bout du compte, l’éventail des collaborations va d’un simple caméo, évoquant un souvenir par exemple, jusqu'à un véritable travail de révision du contenu et de la forme.

Au-delà des malaises

« Des messages forts avec peu de mots », dit Prudence Hannis. À preuve, ce qu’a écrit Anna Mapachee, enseignante de langue anicinape à l’Institution Kiuna.

« C’est pas moi qui suis née au Québec, c’est le Québec qui est né dans mon pays!!! »

— Une citation de  Anna Mapachee

« J’ai dit cela parce que les Québécois me disaient "ouais, mais t’es Québécoise pareil!" ils essayaient de me faire dire que j’étais Québécoise. Non! Vous autres vous êtes Québécois, moi ma pensée est différente des Québécois, précise Anna.

Ce qui lui a plu dans la démarche d’Emanuelle, c’est que celle-ci avait un intérêt positif envers les Autochtones. « Elle faisait attention aux Autochtones comparativement à des expériences que je vis par rapport aux Québécois par exemple ».

Anna Mapachee ajoute que la doctorante veut aussi montrer « comment les Autochtones pensent par rapport au système colonial. »

Ce qui n’empêche pas Emanuelle Dufour de se mettre en scène tout au long de sa BD et de procéder à un auto-examen « parce qu’une rencontre, ça nécessite ça aussi ».

« J’espère que ça va permettre à d’autres personnes de faire un auto-examen, une  introspection à travers ce parcours-là. Je pense que c’est une fonction de la BD aussi », dit-elle.

Réactualiser la question autochtone

Ce qui devait être un petit chapitre dans le cadre de son travail doctoral s’étale maintenant sur plus de 150 pages auxquelles ont aussi collaboré Marie-Ève Bordeleau, la première commissaire aux Affaires autochtones de Montréal, et Jacques Kurtness, un intellectuel et homme politique ilnu.

« Le fait que c’est en noir et blanc, ça permet un retour de la mémoire sur le passé, ça force la reconstruction mentale de souvenirs passés souvent douloureux, mais plus acceptables en format BD », explique ce dernier.

En prenant des images d’archives, elle a réactualisé la question autochtone, dit encore Jacques Kurtness. Selon lui, ce travail va permettre de discuter de sujets difficiles comme les pensionnats, la fermeture du collège Manitou ou la résurgence de Kiuna, d’une manière plus acceptable « parce que c’est collé sur la réalité même si c’est dans les archives. »

Prudence Hannis abonde dans le même sens, « des références à des moments historiques qui ont marqués […] mais qui ne nous victimisent pas davantage comme Premières Nations, qui ne culpabilise pas nécessairement les non-Autochtones non plus. »

Pour Emanuelle Dufour « avant qu’il y ait une possibilité de réconciliation, il faut qu’il y ait une rencontre avec les réalités coloniales, avec notre histoire commune ».

C’est là que le mot réconciliation prend tout son sens pour Marie-Ève Borderleau, « son projet de recherche artistique, c’est novateur, c’est un outil qui aide justement à la réconciliation. » Ce à quoi elle précise que la responsabilité ne revient pas seulement aux gouvernements autochtones et non autochtones ni seulement aux Autochtones, « c’est tout le monde qui doit se responsabiliser et prendre en charge la réconciliation, que ce soit dans une œuvre artistique ou tous les jours finalement. »

Des histoires à raconter : D’Ani Kuni à Kiuna « va faire partie des ouvrages que je vais vouloir partager avec les alliés autochtones et non-autochtones de la réconciliation, qui veulent s’informer sur la réconciliation, sur les cultures, au niveau politique », souligne Marie-Ève Bordeleau.

Au printemps, la bande dessinée sera, somme toute, terminée. Entre temps il est possible de suivre sa progression sur Facebook (Nouvelle fenêtre). Déjà des maisons d’édition se montrent intéressées.

« C’est bon de voir qu’elle [Emanuelle Dufour] voit dans l’interculturel un chemin pour comprendre l’âme autochtone. Je pense que ça va avoir une résonance dans la population », conclut Jacques Kurtness, auteur de la préface de Des histoires à raconter : D’Ani Kuni à Kiuna.

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