Interdiction des mariages mixtes à Kahnawake : un jugement est attendu

Ceci est un territoire mohawk, peut-on lire sur la pancarte
Photo : Radio-Canada
Seize personnes ont contesté ce mois-ci en Cour supérieure la règle qui interdit aux couples mixtes de vivre dans la communauté mohawk de Kahnawake. Le conseil de bande estime toutefois qu'il s'agit là d'un outil pour sauvegarder la culture, les traditions et même la langue de la communauté.
Un texte de Marie-Laure Josselin
À Kahnawake, un règlement en vigueur depuis 1981 interdit aux couples mixtes (Autochtone avec non-Autochtone) de vivre sur le territoire. En avril 2017, 20 familles ont reçu un avis d’expulsion.
Début décembre, les témoignages se sont suivis devant un juge de la Cour supérieure à Longueuil. La cause a été mise en délibéré et le jugement devrait être rendu dans quelques mois.
Des tensions qui ne datent pas d'hier
Les tensions qui divisent Kahnawake à propos de ce sujet ne datent pas d'hier. Elles durent en fait depuis des décennies. Le code d'appartenance avait déjà été contesté à la fin des années 1990 par un couple.
En 2014, une poursuite judiciaire a été lancée par les 16 plaignants qui réclament la fin des actes d’intimidation et leur droit de rester dans la communauté.
Le conseil de bande aurait aimé que le conflit ne se retrouve pas devant un tribunal non mohawk, la question devant être décidée à l’interne, selon les membres.
Un plaignant qui a requis l'anonymat a pour sa part expliqué à Radio-Canada qu’il n’avait pas mené cette action devant la Cour supérieure de « gaieté de cœur », mais il n’avait pas le choix, a-t-il précisé, pour que ses « droits soient reconnus ».
La plaidoirie de l’avocat des plaignants, Me Julius Grey, s’est essentiellement basée sur la Charte des droits et libertés qui interdit toute discrimination raciale. « Il n’existe d’ailleurs aucune preuve que les mariages mixtes sont une menace pour la culture d’un groupe », a-t-il affirmé.
De son côté, l’avocat du conseil de bande de Kahnawake, Me Stephen Ashkenazy, a rappelé d’entrée de jeu l’histoire de la communauté : oppression, colonisation. Il a également réitéré que le conseil de bande a le droit de contrôler ses membres.
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La loi des Indiens
Depuis l’amendement de la loi sur les Indiens en 1985, les conseils de bande peuvent en effet exercer leur droit d'établir leur propre code d’appartenance et donc de définir qui peut ou non rester membre d’une communauté, et par la même occasion, bénéficier des services du conseil de bande. Mais le gouvernement continue de définir le statut d’Indien.
Selon le professeur de droit de l’Université de Montréal Jean Leclair, le conseil de bande de Kahnawake a de « bonnes raisons de vouloir limiter le nombre de personnes sur leur territoire ». Mais jusqu’à quel point?
« Ils ont des raisons qui sont très valables, relatives à l’exiguïté de leur réserve, des limites budgétaires, mais il n’y a aucun doute que ce sont des pratiques discriminatoires. Maintenant la question est : est-ce que c’est une limite raisonnable dans une société démocratique? », estime le professeur.
Cette affaire s’inscrit dans une histoire complexe politique et juridique, rappelle le professeur de science politique de l'Université de Montréal Martin Papillon. « Ce qui se passe est une conséquence directe de la loi sur les Indiens », dit-il.
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C’est le cas de Skawennati Fragnito, l’une des plaignantes. Fille d’une Autochtone qui a épousé un non-Autochtone et qui a quitté la communauté il y a longtemps, elle dit se battre depuis pratiquement toute sa vie d’adulte pour être reconnue comme une Mohawk de Kahnawake.
« En 1985, les femmes qui avaient perdu leur statut d’Indien ont récupéré leur statut d’Indien, mais Kahnawake a décidé de ne pas reprendre ces femmes. Je me bats, car c’est ma culture, ma mère est mohawk, ma famille est là. Je veux y vivre, mais je suis considérée comme une non-Autochtone pour eux », souligne la plaignante.
Pour le professeur Martin Papillon, « cela nous renvoie à l’ambiguïté du statut des nations autochtones dans le contexte canadien. […] On se retrouve dans une confrontation entre deux façons de concevoir l’autorité politique et juridique sur le territoire et ces gens sont pris entre les deux ».
La légitimité de la Cour supérieur a été longuement discutée pendant les plaidoiries.
Dommages demandés
Selon Julius Grey, ses clients ont vécu ou ressenti de l’humiliation, du harcèlement, de l’intimidation ou encore de la peur et de l’angoisse. Des actes de vandalisme ont été commis, des manifestations ont même été organisées devant certaines résidences. Me Grey a demandé 50 000 $ en dommages par personne, plaidant que le conseil est complice du traitement « inacceptable » qu’ont reçu ses clients.
Mais l’avocat du conseil de bande, Me Stephen Ashkenazy, a rappelé à plusieurs reprises que personne n’avait été évincé, que les gens ont quitté volontairement et que le conseil n’avait rien fait.
Selon lui, « il n'y a pas de preuve que le conseil a orchestré ce comportement et il ne va pas dire aux gens de ne pas protester ».
Le jugement est très attendu car il va être important pour la communauté, même si ce ne sera pas le dernier, estime le professeur Martin Papillon. « Si la cour valide le règlement, c’est important, car ça donne une légitimité à ce règlement, une force juridique qu’il n’avait pas nécessairement jusqu’à présent. Mais s’il est infirmé, on risque de glisser vers des tensions ».
Pour le professeur Jean Leclair, « ce dossier est une bombe pour le gouvernement ». Si la décision est favorable aux requérants, « le gouvernement va avoir un problème si le conseil refuse de mettre en oeuvre la décision », dit-il.
Il rappelle l'affaire Jacobs, ce couple qui avait déjà contesté le code d'appartenance. Le Tribunal canadien des droits de la personne lui avait donné raison, mais cette décision n'avait pas force de loi, car les commuanutés à l'époque n'étaient pas assujetties à la Loi canadienne des droits de la personne.