Nous utilisons les témoins de navigation (cookies) afin d'opérer et d’améliorer nos services ainsi qu'à des fins publicitaires.
Le respect de votre vie privée est important pour nous. Si vous n'êtes pas à l'aise avec l'utilisation de ces informations,
veuillez revoir vos paramètres avant de poursuivre votre visite.Gérer vos témoins de navigationEn savoir plus
À l’époque où il était guide touristique, Doug Neasloss a cru que son patron plaisantait lorsqu’il lui a demandé d’aller chercher un ours esprit. C’est l’un des animaux les plus rares sur terre, caché pendant des générations par les aînés autochtones de peur d’attirer des braconniers.
Le chef des Kitasoo/Xai’xais n’oubliera jamais sa première rencontre avec l’animal mystique; son apparition soudaine, un saumon dans la gueule, et ce halo de lumière qui a percé la canopée un instant pour illuminer son pelage blanc. C’était vraiment un moment magique. Je me suis dit : "Il existe vraiment."
Voyage au cœur de la forêt du Grand Ours, en Colombie-Britannique, à la recherche de la bête devenue gardienne des communautés autochtones qui partagent son territoire depuis des milliers d’années. Un rappel, immaculé, puissant, de l’importance de la protection de l’environnement.
Radio-Canada / Emilie Robert
Photo: Illustration adapté à partir des propos de Doug Neasloss et des légendes des Kitasoo/Xai’xais. Crédit: Radio-Canada / Emilie Robert
La légende du Raven
À la fonte de l'ère glaciaire, Raven, le créateur du monde, survolait la Terre. Il cherchait un symbole pour se remémorer cette période singulière.
Il s’est rapproché du sol, à la vue d’un ours noir sur une île. Raven a choisi de transformer son pelage, du noir au blanc, en rappel de ces temps difficiles où le monde était recouvert de glace. Et il l’a répété pour chaque ours noir sur dix.
L’île Princess Royal est devenue le territoire des ours esprits.
→Adapté à partir des propos de Doug Neasloss et des légendes des Kitasoo/Xai’xais
Radio-Canada / Camille Vernet
Photo: Une fois l'ancre jetée, une éclaircie perce l’horizon; l’ombre des sommets qui nous entourent apparaît doucement dans un camaïeu bleuté. Crédit: Radio-Canada / Camille Vernet
À la recherche de l’ours esprit
La brume est telle qu’il est presque impossible de discerner la surface de l’eau. Le soleil est levé depuis presque une heure lorsque nous lâchons les amarres; derrière nous, le petit village de Klemtu disparaît dans le brouillard.
Le patrouilleur de la côte Brady Stjerneberg garde sereinement le cap entre les falaises étroites. Nous naviguons au cœur d’un archipel isolé, recouvert de forêts denses et impénétrables.
Le chien Spirit fait des allers-retours dans l’embarcation gris métallique, l’air habitué. Il tient son nom de l’ours majestueux qui habite ce territoire, ayant le même pelage blanc crème énigmatique. L’ours esprit, surnommé également l’ours Kermode, est une sous-espèce de l’ours noir qui n’existe que sur la côte centrale de la Colombie-Britannique, et nous tenterons de l’apercevoir aujourd’hui.
Assis sur le siège passager, robuste, tout vêtu de noir et le crâne rasé, Douglas Neasloss (dit Doug) en impose. Le chef élu des Kitasoo/Xai’xais est une figure de proue du mouvement de protection des ours dans la région.
Le chef des Kitasoo/Xai’xais observe le paysage embrumé de la Fiordland Conservancy, une zone protégée de la côte centrale de la Colombie-Britannique située sur le territoire traditionnel de sa Première Nation.
Spirit est un bon chien à ours, qui peut faire savoir aux gens lorsqu’il y en a un dans les parages, selon ce qu’explique Brady Stjerneberg.
Le bateau sur lequel nous naviguons est utilisé par les Kitasoo/Xai’xais pour la recherche et le sauvetage en mer.
L’air frais souffle par la fenêtre du bateau pendant que Brady Stjerneberg conserve le lien radio avec l’équipe devant nous.
Des oiseaux, mais aussi des orques ont fait fi du brouillard pour croiser notre chemin.
1/ de 5
Le chef des Kitasoo/Xai’xais observe le paysage embrumé de la Fiordland Conservancy, une zone protégée de la côte centrale de la Colombie-Britannique située sur le territoire traditionnel de sa Première Nation.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 1 de 5
Le chef des Kitasoo/Xai’xais observe le paysage embrumé de la Fiordland Conservancy, une zone protégée de la côte centrale de la Colombie-Britannique située sur le territoire traditionnel de sa Première Nation.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 2 de 5
Spirit est un bon chien à ours, qui peut faire savoir aux gens lorsqu’il y en a un dans les parages, selon ce qu’explique Brady Stjerneberg.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 3 de 5
Le bateau sur lequel nous naviguons est utilisé par les Kitasoo/Xai’xais pour la recherche et le sauvetage en mer.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 4 de 5
L’air frais souffle par la fenêtre du bateau pendant que Brady Stjerneberg conserve le lien radio avec l’équipe devant nous.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 5 de 5
Des oiseaux, mais aussi des orques ont fait fi du brouillard pour croiser notre chemin.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Aujourd’hui, Doug, qui agit comme notre guide, pourra enfin montrer au ministre de l’Environnement de la Colombie-Britannique, George Heyman, de quelle façon les moratoires sur la chasse aux ours signés au fil des années se traduisent ici. Les représentants de la province se trouvent pour l’heure dans une embarcation devant la nôtre, apparaissant et disparaissant dans la brume, observant le joyau de la nature qu’ils auront permis de préserver; du moins en ce qui a trait aux espèces éponymes de la forêt du Grand Ours.
Brady est le premier à poser pied sur la terre ferme pour rejoindre l’équipe du ministère dans le marécage. Doug vérifie que nous avons tous des bottes aux pieds avant de nous avancer; lui porte des Crocs, mais semble peu s’en soucier.
Dès lors, il nous montre les traces que les grizzlys ont laissées : des empreintes sont parfaitement dessinées, çà et là, dans la boue. Nous nous enfonçons dans la forêt pluviale en suivant notre guide, enjambant les troncs et les arbres touffus ayant poussé dans toutes les directions.
Le chemin nous mène à une rivière à saumons. Des centaines de mouettes y sont rassemblées, dans un piaillement assourdissant. Ici et là, des poissons surgissent hors de l’eau; un festin pour les grizzlys en cette saison.
Dix minutes n’ont même pas passé que Doug nous fait signe de nous baisser : un énorme ours au pelage foncé apparaît, un saumon tellement long dans la gueule qu’il balance de chaque côté de celle-ci. Le mammifère se tourne un instant dans notre direction, l’air de se demander qui peut bien l’observer, avant de disparaître dans le feuillage.
Dans les 20 minutes qui suivent, nous assistons à un défilé : quatre autres grizzlys apparaissent tour à tour, avec le même pas décidé.
Le premier grizzly traverse la rivière, entre les mouettes qui se nourrissent des œufs de saumon.
Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
« Avant, ça nous arrivait de trouver des ours morts. Des gens venaient ici et tuaient un ours, coupaient sa tête, prenaient sa fourrure et laissaient toute sa carcasse. »
On ne nous a jamais appris ça. Ce n’est pas quelque chose que nous faisons. On nous apprend à respecter les ours. C’est pour ça que nous avons tant poussé pour mettre fin à cette industrie de la chasse au trophée; ce n’est pas quelque chose que nous voulons ici, explique Doug Neasloss.
En juillet dernier, la chasse à l’ours noir a finalement été interdite sur 8158 km2 du territoire de la Première Nation et de la communauté Gitga'at, soit l’équivalent d’environ 13 % de la forêt pluviale du Grand Ours, dans les secteurs les plus à même d’accueillir des ours esprits.
Le braconnage des ours esprits était déjà banni depuis le 20e siècle partout dans la province, mais ce n’était pas le cas des ours noirs. Or, certains ours noirs sont porteurs du gène qui attribue aux ours esprits leur pelage singulier, c’est-à-dire que deux ours noirs peuvent donner naissance à un ours blanc. Protéger l’un, c’est protéger l’autre.
Le gène de l’ours esprit étant récessif, deux parents au pelage noir peuvent donner naissance à un ourson blanc, s’ils sont tous les deux porteurs du gène.
Photo : Doug Neasloss
Cette avancée considérable s’est produite cinq ans après un moratoire sur la chasse au trophée des grizzlys (signé en 2017 à l’échelle provinciale), une pratique récréative considérée comme une violation culturelle pour la communauté Kitasoo/Xai’xais. Depuis 2012, la Première Nation l’avait interdite sur son territoire.
George Heyman était, au moment de ces deux négociations provinciales, le ministre de l’Environnement à la table des discussions. Il en est aujourd’hui à sa première visite à Klemtu.
« De voir des ours noirs et des grizzlys se nourrir de saumons en pleine fraie est une expérience qui restera en moi à jamais. C’était exaltant et paisible à la fois. »
Le ministre de l’Environnement de la Colombie-Britannique, George Heyman, se réjouit d’avoir pu voir de ses propres yeux ces animaux emblématiques.
Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Doug Neasloss reconnaît qu’il a fallu beaucoup de transpiration, de frustrations et de pleurs au fil des années pour en arriver là. Il se désole que la province ait longtemps remis en question les connaissances traditionnelles des Premières Nations, qui partagent pourtant le territoire de ces animaux depuis des milliers d’années.
Encore aujourd’hui, la lutte n’est pas gagnée; d'autres espèces, comme les chèvres des montagnes, disparaissent à vue d'œil dans cette forêt et doivent être protégées davantage. Néanmoins, le chef des Kitasoo/Xai’xais est fier du travail accompli et de la coalition qui s’est formée autour de ces ours emblématiques.
« Les gens voulaient du changement. Ils l’ont forcé. »
Radio-Canada / Camille Vernet
Photo: La forêt du Grand Ours recouvre un territoire insulaire et éloigné aux fjords impressionnants.
Crédit: Radio-Canada / Camille Vernet
Un secret bien gardé
À notre retour sur le bateau, le brouillard s’est complètement dissipé, révélant les falaises vertigineuses du fjord. Sous un soleil radieux, des phoques et deux baleines viennent danser autour de nous.
Maintenant, allons vous trouver un ours esprit, nous dit Doug, pendant que notre compagnon à quatre pattes, le pelage au vent, semble être ravi de la balade qui se poursuit.
Le chef des Kitasoo/Xai’xais a lui-même longtemps cru que cet animal était le fruit de l’imaginaire. Il n’en avait jamais aperçu durant les deux années où il a parcouru la forêt pluviale pour compter les saumons, lorsqu’il était marcheur de rivière.
Dans la forêt du Grand Ours, le grand mammifère était pourtant bien connu des aînés. Or ceux-ci ont passé sous silence son existence pendant des années pour le protéger, au point de ne même pas en parler au sein de leur communauté. Ils n’ont jamais raconté d’histoires à son sujet. C’était un secret, dit celui qui est désormais chef de la nation.
Les ours esprits sont également appelés «moksgm’ol» en langue tsimshiane, dont les Kitasoo/Xai’xais parlent un dialecte. Photo : Doug Neasloss
Ce qui donne sa couleur si singulière à l’ours Kermode, c’est un gène récessif qui ne se manifestera physiquement chez l’animal que si ses deux parents en sont porteurs, de la même manière que se transmettent les yeux bleus chez l’humain face au gène dominant des yeux marron. Il ne s’agit donc aucunement d’un ours albinos ni d’un ours polaire.
Encore aujourd’hui, il est difficile de savoir à quel point cet ours est présent dans la forêt du Grand Ours. La communauté Kitasoo/Xai’xais estime qu’il y en aurait moins de 200.
Avec des membres de la Nation Gitga'at et des chercheurs de l’Université de Victoria, de la Spirit Bear Research Foundation et de la Raincoast Conservation Foundation (deux organisations de préservation de l’environnement de la région), la communauté a étudié la répartition de ces ours à partir d’échantillons de poils récupérés sur plus de 18 000 km2 dans la région.
Conclusion : cette variance génétique est bien plus rare qu’il y avait lieu de le croire, et plusieurs secteurs où se concentrent le plus d’ours esprits manquent de protection, selon ce qu’ils ont écrit dans les pages de la revue British Ecological Societyen 2020.
Comparaison entre les zones protégées de la forêt du Grand Ours et la fréquence d'apparition de la mutation génétique (l'allèle G du gène MC1R) attribuant aux ours noirs la couleur des ours esprits, de 2012 à 2017.
Photo : British Ecological Society
Les chercheurs ont d’ailleurs réalisé que la proportion d’ours esprits parmi les ours noirs dans la région est bel et bien de 1 sur 10, comme dans la légende du Raven. Simple coïncidence ou confirmation des savoirs d’un autre temps?
Une part de la science rattrape les connaissances autochtones. Les gens ici ont toujours été au fait des ours esprits, ils savaient à quel point ils étaient rares et spéciaux. Cette histoire pourrait dater d’il y a 10 000 ans, elle pourrait dater de l'âge glaciaire, mais le fait qu’ils savaient déjà qu’il y en avait 1 sur 10, c’est super intéressant, affirme Doug Neasloss.
Ces dessins sur la falaise datent d’il y a plusieurs centaines d’années, comme nous l’explique Doug Neasloss. Il est possible d’y voir notamment Raven, le corbeau créateur.
Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Nous jetons l'ancre et débarquons dans un autre secteur de la forêt pluviale relativement aménagé. Des escaliers en bois recouverts de mousse nous mènent à un point clé d’une rivière à saumons.
Sur le chemin, les restes d’un festin trahissent une présence : des morceaux de saumon, grignotés et éparpillés sur les rochers et dans les feuillages. Des ours sont bien passés ici, mais lesquels?
Les ours peuvent venir se gratter contre les arbres et y laisser certains poils.
La mousse s’est développée jusque sur les branches les plus hautes des arbres anciens.
Les saumons fraient dans la rivière, ce qui attire les ours en cette saison.
Des carcasses de poisson sont éparpillées dans la forêt tout autour de la rivière.
1/ de 4
Les ours peuvent venir se gratter contre les arbres et y laisser certains poils.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 1 de 4
Les ours peuvent venir se gratter contre les arbres et y laisser certains poils.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 2 de 4
La mousse s’est développée jusque sur les branches les plus hautes des arbres anciens.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 3 de 4
Les saumons fraient dans la rivière, ce qui attire les ours en cette saison.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 4 de 4
Des carcasses de poisson sont éparpillées dans la forêt tout autour de la rivière.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Brady récupère des poils d’ours blancs sur le chemin, accrochés aux arbres. Je vous promets, ce ne sont pas ceux de mon chien! nous dit-il en riant.
Il y a bel et bien un ours esprit ici.
« Il peut arriver à tout moment, maintenant. »
Radio-Canada / Emilie Robert
Photo: Illustration adapté à partir des propos du chef héréditaire Charlie Mason Crédit: Radio-Canada / Emilie Robert
La légende de la Big House
De son vivant, ma mère racontait souvent qu’un jour, elle reviendrait sur terre sous une autre forme: un geai bleu, un Miro rubisole, peut-être une otarie ou une orque; un être si différent que je ne pourrais l’identifier, mais elle serait bien là parmi nous.
Puis, un jour, elle est tombée malade. On lui a prédit moins de six mois à vivre. Or, trois jours après ces six mois, elle était encore sur terre; il devait y avoir une raison à ça.
Ce sont plusieurs mois après qu’elle a eu une illumination: il nous fallait une Big House. C’est pour ça qu’elle était encore là. Si nous construisions une Big House, tout allait nous revenir: notre culture, notre histoire, nos danses, nos chants, notre tradition orale; tout, nous a-t-elle assuré.
Ma mère a lancé un appel à la communauté pour amasser des fonds et construire l’édifice culturel emblématique.
Tout ce qu’elle espérait, c’était de vivre assez longtemps pour la voir érigée. Mais, malheureusement, le sort en a décidé autrement.
À l’inauguration de la Big House, nous avons eu une grosse célébration dans la communauté. Un événement important s’y est produit. Ma fille a frappé à ma porte et m’a dit: Papa, papa, il y a un ours blanc à la Big House. Il est là-bas, maintenant.
Ma mère était de retour. Elle était revenue à nous en ours esprit.
→Adapté à partir des propos du chef héréditaire Charlie Mason
Radio-Canada / Camille Vernet
Photo: Tout en bois, la Big House apparaît entre les arbres, avec sur sa façade un aigle, un corbeau, une orque et un loup, emblématiques de la culture de la communauté Kitasoo/Xai’xais. Crédit: Radio-Canada / Camille Vernet
Une connexion sacré
En arrivant à Klemtu, il est impossible de la manquer. Imposante sur son avancée de terre, la Big House semble dominer la communauté. Et cette réincarnation de la mère de Charlie Mason, qui s’est produite ici, tous en ont été marqués.
Ma mère disait souvent que les choses arrivent pour une raison. J’ai demandé aux aînés si ça s'était déjà produit avant ça, si un ours esprit était déjà venu ici. Leur réponse a été sans équivoque : jamais de cette façon, raconte Charlie Mason, chef héréditaire des Kitasoo/Xai’xais.
La présence de Charlie est chaleureuse; son sourire, contagieux. Avant même que nous le rencontrions, il nous avait été présenté comme un homme très respecté : un chef héréditaire, un aîné, mais aussi un raconteur d’histoires et un danseur, qui a ramené à la vie la culture traditionnelle de sa communauté.
Cet héritage a été effacé progressivement par les pensionnats pour Autochtones et par les politiques d’assimilation du gouvernement canadien, mais la communauté tente de se le réapproprier depuis une vingtaine d’années. La Big House, c’est une façon d’y arriver.
La pratique de danses et de cérémonies traditionnelles, comme le potlatch, y a longtemps été interdite par la Loi sur les Indiens, qui régit encore aujourd’hui le droit des Premières Nations au Canada.
Lorsque nous passons les grandes portes de l’établissement, l’odeur du cèdre nous envahit soudainement. Une énergie remplit la salle, le genre de vibration qu’il est possible de ressentir en entrant dans une église ou un espace sacré; une aura qui nous transporte dans un univers différent.
Il y a 20 ans, ici, c’était la première et la dernière fois que certains membres de la communauté voyaient un ours blanc, et son comportement autour de la Big House alors qu’il faisait des cercles autour du bâtiment avait frappé la communauté. Il y a eu une véritable connexion avec l’animal sacré.
Chaque rencontre avec un ours esprit est unique et dégage une énergie particulière, selon le patrouilleur des Coastal Guardian Watchmen Medrick Robinson, qui était présent le jour de cette manifestation de l’ours esprit. C’est la seule fois qu’il en a aperçu un dans la communauté.
« Lorsque je vois un ours esprit, je remercie mes ancêtres. Il y a toujours un ancêtre qui revient dans un cercle. »
L’ours symbolise pour eux un rappel continu qu’il ne faut pas tenir notre environnement pour acquis, un message qui est d’ailleurs véhiculé par les histoires de Charlie.
Nous sommes seulement de passage. Nous sommes des visiteurs de ce territoire. La Terre appartient aux animaux qui étaient là avant nous. Je ne considère pas ce territoire comme étant le mien, explique Medrick, soulignant que les aînés de la communauté, comme Charlie, lui ont tout appris.
Radio-Canada / Emilie Robert
Photo: Illustration adapté à partir des propos du patrouilleur de la côte Medrick Robinson. Crédit: Radio-Canada / Emilie Robert
L'histoire du petit ourson
C’était un tout petit ourson blanc. Sa mère est morte, tuée par un autre ours noir, plus costaud. Il s’est retrouvé tout seul, livré à lui-même. Je me souviens: je ne savais pas quoi faire.
Il regardait les autres ours sur l’estuaire, il observait ce qu’ils faisaient pour survivre pour l’hiver. Le voir essayer d’attraper un saumon, c’est l’une des choses les plus mignonnes que j’ai vues de ma vie.
Cet ours, je l’ai revu par la suite. Il n’était pas peureux du tout… J’ai dû le faire fuir à plusieurs reprises pour éviter que nous soyons trop proches. Une fois, l’un d’entre nous aurait pu tendre le bras et toucher son museau.
Ce petit, je l’ai vu grandir. Il est encore là aujourd’hui; il s’est battu pour sa survie.
Je serais encore capable de le reconnaître aujourd’hui.
→Adapté à partir des propos du patrouilleur de la côte Medrick Robinson
Radio-Canada / Camille Vernet
Photo: La forêt pluviale du Grand Ours est le sanctuaire d’un mammifère rare : l’ours Kermode, plus communément appelé «ours esprit» ou «ours blanc» par les Premières Nations de la région. Crédit: Radio-Canada / Camille Vernet
L’ambassadeur de la forêt
Dans le petit village de Klemtu, l’ours esprit est partout : sur les vide-ordures de ses quelques rues, sur les photos qui décorent les bureaux de la Stewardship Authority, sur la façade du Spirit Bear Lodge… Il est même devenu la marque déposée de la Première Nation Kitasoo/Xai’xais.
En faisant de ce mammifère rare un symbole et en misant sur l’écotourisme, Doug Neasloss a trouvé une façon de générer des revenus dans sa communauté de quelque 400 habitants, isolée sur l’île Swindle, au cœur de la forêt du Grand Ours.
Ce joyau de la nature sauvage est l’une des plus grandes forêts pluviales tempérées encore intactes dans le monde. Les Kitasoo/Xai’xais font partie des 26 Premières Nations à habiter ce territoire éloigné, accessible presque uniquement par bateau ou par hydravion.
Le tourisme a permis d’y créer des emplois diversifiés, à l’intérieur desquels les femmes et les jeunes générations sont également impliquées. Surtout, ces profits sont réalisés sans avoir à retirer un arbre ou un poisson de la nature, comme le fait remarquer le chef élu.
Les industries traditionnelles de nos petites communautés, c’était l’exploitation forestière et la pêche, mais nos forêts sont majoritairement protégées désormais et l’industrie de la pêche s’est écroulée il y a bien des années, explique Doug Neasloss.
Du fait de l’emplacement du village et de l’accès limité à la communauté, les visiteurs n’ont rien à voir avec le tourisme de masse. Ils sont logés au Spirit Bear Lodge, créé et géré par des Autochtones pour les encadrer et les initier à la culture traditionnelle de la communauté.
« Nous avons construit notre tourisme de façon respectueuse, à une bonne distance des ours, pour qu’ils ne soient pas touchés. Ils ont besoin de se nourrir avant l’hibernation; c’est très important. »
Malgré tout, la crainte que les visiteurs nuisent à ce que la communauté préserve depuis des générations reste palpable à Klemtu, surtout auprès des aînés.
Le fait même d’aller à la recherche de ces ours peut être difficile à concevoir pour certains membres de la communauté. C’est lui qui doit venir à toi et pas toi qui dois venir à lui, nous a-t-on dit à plusieurs reprises pendant notre séjour. Bref, il faut apprendre à être patients et gagner le droit de le rencontrer.
Doug Neasloss
Photo: L’ours esprit est devenu l’un des symboles de la province de la Colombie-Britannique en 2006.
Crédit: Doug Neasloss
L’ours protecteur
L’ours esprit restera finalement un mirage, une illusion pour nous aussi; un fantôme bienveillant de la forêt, qui laisse des traces çà et là, mais qui ne se montre pas. Il est resté caché, comme s’il voulait que ce voyage représente beaucoup plus que lui seul.
Il nous a accompagnés dans cette quête en nous montrant le meilleur de cette forêt majestueuse et le combat continu dans la région pour la protéger.
« Tout ce que nous avons dans notre monde, c’est important de le préserver, du plus petit ver à la plus grosse baleine. Ils sont là pour une raison. C’est comme ça que les ancêtres nous l'expliquaient, le cycle de la vie, et nous essayons de l’apprendre à nos plus jeunes aujourd’hui. »
Or cette protection n’a pas toujours été facile. Et le combat continue.
Pendant des décennies, les Kitasoo/Xai’xais ont dû assister, impuissants, à l’exploitation illégale de leur territoire traditionnel par des pêcheurs, des chasseurs et des exploitants forestiers. Doug Neasloss explique qu’en raison de l’éloignement, très peu d’agents provinciaux ou fédéraux venaient patrouiller ici… et les contrevenants le savaient.
En 2005, la Première Nation a finalement pris les choses en main : un groupe local d’agents de l’environnement, les Coastal Guardian Watchmen (ou gardiens du territoire), a été mis sur pied dans la communauté, comme dans plusieurs autres Premières Nations de la côte centrale. Aujourd’hui, les jeunes des nouvelles générations, comme Medrick, en font partie.
Medrick Robinson fait partie des Coastal Guardian Watchmen depuis cinq ans.
Medrick Robinson fait partie de cette génération qui n’avait pas entendu parler des ours esprits en grandissant dans la région.
L’enseigne éclatante de couleur vermillon des Coastal Guardian Watchmen, les patrouilleurs de la région
1/ de 3
Medrick Robinson fait partie des Coastal Guardian Watchmen depuis cinq ans.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 1 de 3
Medrick Robinson fait partie des Coastal Guardian Watchmen depuis cinq ans.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 2 de 3
Medrick Robinson fait partie de cette génération qui n’avait pas entendu parler des ours esprits en grandissant dans la région.Photo : Radio-Canada / Camille Vernet
Image 3 de 3
L’enseigne éclatante de couleur vermillon des Coastal Guardian Watchmen, les patrouilleurs de la régionPhoto : Radio-Canada / Camille Vernet
L’été dernier, un accord historique a été signé entre le gouvernement et deux nations autochtones de la région, Kitasoo/Xai’xais et Nuxalk, pour gratifier leurs gardiens des mêmes pouvoirs que les agents des parcs provinciaux; une première en Colombie-Britannique.
Auparavant, si nos agents voyaient quelqu’un contrevenir à la loi, ils devaient le reporter et attendre que quelqu'un vienne ici pour enquêter. Ça prenait tellement de temps! Mais maintenant, nous n’avons plus à faire ça. Si quelqu’un fait quelque chose d’illégal, que ce soit en chassant, en pêchant ou en exploitant les forêts, nous pouvons lui donner des contraventions, se réjouit Doug Neasloss.
Si le ministre de l’Environnement s’est déplacé à Klemtu, c’est également pour voir comment se traduit cette collaboration. [Le travail de ces agents] est important pour nous tous en cette période critique, nous a-t-il écrit par courriel de retour à Victoria.
C’est que le temps presse pour sauver certaines espèces. Par exemple, les saumons déclinent de façon dramatique dans la région. Les Coastal Guardian Watchmen recensent leurs populations attentivement; certaines rivières qui avaient jusqu’à 100 000 de ces poissons n’en ont désormais que 4000 ou 5000, selon Doug Neasloss.
Le ministre de l’Environnement de la Colombie-Britannique reconnaît que l’incidence des sécheresses et du climat sur les saumons sauvages est très inquiétante. [Ceux-ci] sont d’une importance fondamentale pour les peuples autochtones et leurs habitudes de vie, a écrit George Heyman. Le ministre a rappelé qu’il a doublé les sommes allouées au Fonds de restauration et d’innovation pour le saumon de la Colombie-Britannique, en août dernier, pour un total de 287,7 millions de dollars sur sept ans, conjointement avec le gouvernement fédéral.
« Les aînés me disent souvent qu’il n’est pas possible de parler juste des ours, qu’il faut aussi parler des saumons. Parce que si nous perdons les saumons, nous perdons les ours. Si nous perdons les ours, nous pouvons perdre la forêt. Tout est connecté. »
Car si l’ours esprit reste insaisissable, la forêt qu’il habite, elle, est vulnérable. Et ses communautés, riches, résilientes, le sont elles aussi.
Avec l’accord des personnes rencontrées, des histoires propres à la tradition orale autochtone ont été adaptées dans ce récit par souci de lisibilité. Elles seront ici figées dans le temps, mais ces récits sont normalement en constante évolution. Ils peuvent être racontés différemment, en fonction du lieu, du contexte et/ou du message à faire passer. La reproduction du symbole du Raven dans la première illustration a également été effectuée en accord avec la Première Nation Kitasoo/Xai’xais.
Radio-Canada / Camille Vernet
Photo: Doug Neasloss a fait de l’ours esprit son cheval de bataille pour pouvoir protéger plus largement la forêt du Grand Ours.
Crédit: Radio-Canada / Camille Vernet