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Lorsqu'il contemple le lac Saint-Jean à travers la fenêtre de sa maison, Éric Scullion y pose un regard admiratif et bienveillant. Le regard du grand sage. De celui qui sait que derrière cette infinie beauté que l'on tient pour acquise se cachent des berges et des plages qui se métamorphosent, une faune aquatique et des milieux humides qui vivent de grands bouleversements et des résidents qui pourraient voir leur maison emportée par l’érosion.
Appuyé par d'autres gardiens du lac Saint-Jean, Éric Scullion dénonce certaines actions de Rio Tinto, une grande entreprise qui a une influence importante sur le niveau du lac devenu réservoir il y a bientôt 100 ans, mais aussi sur la vie économique de toute la région.
Radio-Canada / Vicky Boutin
Photo: Éric Scullion demeure dans le chalet qui appartenait autrefois à son père. Crédit: Radio-Canada / Vicky Boutin
La passion d’un hydrologue amateur
Installés confortablement dans leur refuge, à Saint-Henri-de-Taillon, Éric Scullion et sa conjointe en ont long à raconter sur l’histoire du lac Saint-Jean. À tour de rôle, ils s'enflamment, s'esclaffent ou se coupent la parole tant ils ont d'anecdotes et de faits à raconter sur le sujet. Une dizaine de marches séparent leur résidence du bord de l’eau.
Du plus loin qu’il se souvienne, Éric Scullion a toujours été interpellé par la sauvegarde du lac Saint-Jean, cette étendue d’eau devenue un immense réservoir exploité pour son pouvoir hydroélectrique et servant à la fabrication de l'aluminium.
L’époque où, petit, il allait pêcher avec son père à l'embouchure de la rivière Mistassini lui revient souvent à l’esprit. Ce lieu, aujourd’hui inaccessible, a été inondé au fil des décennies. C’est l’un des endroits où le recul des berges est le plus marqué, selon lui.
Éric Scullion documente les changements à différents endroits dont ici à Saint-Gédéon, le 19 mai 2017, alors que le niveau du lac a atteint 17,76 pieds tandis que la limite du décret de 1922 est établie à 17,5 pieds.
L’eau s’infiltre parfois dans les sous-sols des résidences.
Des dégâts ont été constatés en mai 2014 au Camping des Bois, à Métabetchouan-Lac-à-la-Croix.
Pauline, la conjointe d’Éric, apparaît sur plusieurs de ses photos, pour illustrer la proportion des endroits touchés par l’érosion. Cette photo a été prise à l’île Boulianne, près de la pointe Taillon, en août 2016
Certaines portions de berge ont reculé de plusieurs dizaines de mètres entre 1926 et 1986 à la pointe Langevin.
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Éric Scullion documente les changements à différents endroits dont ici à Saint-Gédéon, le 19 mai 2017, alors que le niveau du lac a atteint 17,76 pieds tandis que la limite du décret de 1922 est établie à 17,5 pieds.Photo : Éric Scullion
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Éric Scullion documente les changements à différents endroits dont ici à Saint-Gédéon, le 19 mai 2017, alors que le niveau du lac a atteint 17,76 pieds tandis que la limite du décret de 1922 est établie à 17,5 pieds.Photo : Éric Scullion
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L’eau s’infiltre parfois dans les sous-sols des résidences.Photo : Béatrice Rooney
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Des dégâts ont été constatés en mai 2014 au Camping des Bois, à Métabetchouan-Lac-à-la-Croix.Photo : Éric Scullion
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Pauline, la conjointe d’Éric, apparaît sur plusieurs de ses photos, pour illustrer la proportion des endroits touchés par l’érosion. Cette photo a été prise à l’île Boulianne, près de la pointe Taillon, en août 2016Photo : Éric Scullion
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Certaines portions de berge ont reculé de plusieurs dizaines de mètres entre 1926 et 1986 à la pointe Langevin.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
Le chalet familial, devenu leur résidence permanente, est le quartier général d’Éric Scullion.
L’homme dans la soixantaine y accumule graphiques, archives, rapports, articles, photos et vidéos, tout à propos de la fluctuation de l’eau depuis les années 1920, moment où le niveau du lac a été rehaussé artificiellement par la construction du barrage de la centrale Isle-Maligne, détruisant, à l’époque, plusieurs terres agricoles et faisant tripler son niveau moyen à l’été et à l’automne pour permettre d’avoir des réserves le reste de l’année.
L’hydrologue amateur, comme il se décrit, consulte régulièrement ces documents affichant les travaux effectués par les différentes entreprises au fil du temps et l’état des berges érodées.
« On retrouve le phénomène du “chacun dans sa cour”, précise-t-il. Il y aurait beaucoup à faire, pas seulement pour les riverains. On pourrait essayer de sauver ce qu’il nous reste. On n'en prend pas assez soin. »
Au cours des dernières années, Éric Scullion a multiplié les présences dans les médias pour dénoncer les conséquences des changements de niveaux de l’eau du lac Saint-Jean. Pour rejoindre le plus grand nombre de personnes, il alimente sa chaîne YouTube avec des photos et des vidéos. À ce jour, il y a publié près d’une centaine de vidéos filmées tout autour du lac avec son drone.
« Si des chercheurs n'ont que les images de Rio Tinto, ils n'auront pas l'entière vérité, dit-il. J’adore pouvoir prendre de telles images. Pour le moins beau et le plus beau. »
Au fil des années, il a reçu des copies de rapports que de très rares personnes ont en leur possession. Parmi les nombreux documents qu’il conserve figure, entre autres, une carte arpentée du début du 20e siècle, avant la création de la centrale Isle-Maligne, sur laquelle on voit des dizaines d’îles aujourd’hui disparues.
Je ne suis pas plus intelligent qu’un autre. J’ai juste beaucoup, beaucoup lu là-dessus, indique celui qui n’est pas peu fier d’avoir mis la main sur une vieille photo aérienne du lac à Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
Cette passion lui prend un temps colossal. Son amoureuse dit avec humour qu’heureusement qu’elle est une femme indépendante.
Du gravillon plutôt que du sable
Quand il va se baigner, Éric Scullion soulève ses jambes pour ne pas marcher sur les roches qui lui donnent mal aux pieds. À la blague, il appelle la danse de l’Alcan les quelques pas qui précèdent son entrée dans le lac, en référence à l’entreprise qui était gestionnaire du lac avant Rio Tinto. D'ailleurs, l'opposition qu'il vit aujourd'hui avec l’entreprise actuelle, son père l'a en quelque sorte vécue il y a de nombreuses années avec l'Alcan au sujet de travaux effectués sur la plage devant le chalet familial. Cette lutte revêt donc un caractère particulier pour lui.
Éric Scullion se désole de constater la quantité de gravillons présents devant chez lui.
La zone d’intervention du programme de stabilisation des berges est de 270 km (incluant 50 km de plages) sur les 436 km de rives.
Les travaux de rechargement peuvent durer quelques jours pour une même plage.
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Éric Scullion se désole de constater la quantité de gravillons présents devant chez lui.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Éric Scullion se désole de constater la quantité de gravillons présents devant chez lui.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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La zone d’intervention du programme de stabilisation des berges est de 270 km (incluant 50 km de plages) sur les 436 km de rives.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Les travaux de rechargement peuvent durer quelques jours pour une même plage.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
Pour minimiser les effets de l’érosion, Rio Tinto, propriétaire d’un peu plus de la moitié des berges du lac Saint-Jean, recharge les plages comme la sienne depuis 1986, année où le programme de stabilisation des berges a été créé, à la suite de pressions politiques et sociales. Même si Rio Tinto assure n’utiliser que des matériaux encadrés par leur décret, Éric Scullion dénonce leur piètre qualité.
Souvent, ils mettent le moins beau matériel dans le fond, mais quand il y a des vagues, ça finit par ressortir. Avant, on voyait des gens jouer au volleyball sur la plage, mais maintenant, c’est plus rare, soutient-il.
Les matériaux que l’on utilise, c’est tout encadré à l’intérieur de notre décret. Il faut savoir qu’il y a une propriété mécanique au rechargement. Si on met du beau sable fin et qu’il vente durant une nuit, le beau sable va partir. Il y a un équilibre à trouver entre la résistance des matériaux à l’érosion et [les préférences] des plaisanciers, indique le directeur des opérations à la division Énergie électrique de Rio Tinto, Stéphane Larouche, lui-même propriétaire d’une résidence en bordure du lac.
Éric Scullion croit néanmoins que la région donne de plus en plus à Rio Tinto sans recevoir suffisamment en retour. Avec le sentiment d’avoir parfois les mains liées, il affirme vouloir militer pour la sauvegarde de cette étendue d’eau tant et aussi longtemps qu’il résidera au bord du lac.
Éric Scullion
Photo: La pointe Langevin, où résident Serge Provencher et Guylaine Girard, ne fait pas partie du programme de stabilisation des berges. Crédit: Éric Scullion
Un paradis sur le point d’être démoli
Été 2002. Deux amoureux se promènent sur la plage, profitant du paysage à l'embouchure de l’imposante rivière Péribonka, qui alimente le lac Saint-Jean. Ils aperçoivent un terrain vacant. Un coup de foudre. Guylaine Girard et Serge Provencher ne cherchaient pas à revenir s’établir dans leur région natale, mais c’est ici qu’ils bâtiront leur résidence de rêve, avec de grandes fenêtres leur offrant une vue imprenable sur les deux rivières.
Près de 20 ans plus tard, leur paradis est sur le point d’être détruit.
La pointe Langevin, où résident Serge Provencher et Guylaine Girard, ne fait pas partie du programme de stabilisation des berges. Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
Le secteur enchanteur de la pointe Langevin, à Dolbeau-Mistassini, s’érode de façon tellement préoccupante que deux chalets ont dû être démolis, en 2017 et en 2019.
Le premier, on se dit : "C’est encore loin." Mais le deuxième, ça a fait mal. On ne pensait pas que ça se rendrait jusqu’à nous, confie Guylaine Girard. Leur terrain est le prochain visé.
Pratiquement chaque jour, ils marchent le long de la rivière pour observer la dégradation, de plus en plus visible d’un printemps à l’autre. Un immense arbre mature tombé ici. Un autre là. La friabilité de la pointe est visible à l'œil nu.
Une clôture a même été installée tout autour de leur terrain par la municipalité, telle une cicatrice dans le paysage. Le couple ignore quand viendra le moment du départ. Depuis trois printemps, il l’envisage, sans y être vraiment préparé. Loin de là.
Guylaine Girard tâche de vivre le moment présent. Elle jette un regard à son amoureux, complice de cette vision. C’est mourir à petit feu, dit-elle.
« Pour nous, il est trop tard, mais j’aimerais qu’il se passe quelque chose pour sauver la pointe. »
Bien qu’elle se dissocie des dommages causés sur la pointe, Rio Tinto demeure impliquée dans ce dossier. L’entreprise a d’ailleurs contribué au dédommagement des propriétaires des deux autres résidences ayant été démolies. L’entreprise soutient toutefois que c'est la petite rivière Péribonka, où elle n'a pas de barrage, qui cause l'érosion de la pointe Langevin. De leur côté, les résidents plaident que c'est la rivière Péribonka, dont le débit est réglé par Rio Tinto, qui en est la cause.
« Impossible que l’on retrouve un site comme ici », estime Serge Provencher, ici en compagnie de sa conjointe, Guylaine Girard.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
La déresponsabilisation de la multinationale irrite Éric Scullion au plus haut point. Croyant qu’il est malheureusement trop tard pour sauver le secteur, l’homme aimerait que les citoyens de la pointe obtiennent, des gouvernements, de la municipalité et de l’entreprise, une compensation équivalente à la valeur marchande de leur résidence. Malgré les multiples demandes de la part du comité de citoyens auprès de Rio Tinto et des élus, le dossier stagne.
En 2012, le gouvernement du Québec recevait environ 50 millions de dollars par année de redevances hydrauliques de Rio Tinto. Il peut sûrement faire mieux. Ce serait juste normal que ceux qui subissent des torts en région soient dédommagés, affirme Éric Scullion.
Radio-Canada / Vicky Boutin
Photo: La promenade surnommée «le mur» par certains a été construite dans les années 1960. Crédit: Radio-Canada / Vicky Boutin
La perte de territoires autochtones ancestraux
À Mashteuiatsh, un immense rempart ceinture toute la communauté. Cette promenade a dû être construite en 1966 et 1967 pour empêcher l’érosion de la rive et de la rue principale. Cette structure, certains l'appellent plutôt le mur, parce qu’il sépare la communauté du lac.
Le rempart a créé en quelque sorte une coupure physique entre les Innus et le lac. Certains de ceux qui prenaient leur canot pour sortir pêcher, se promener sur le plan d’eau ou faire du camping sur la rive parlent carrément d’une coupure psychologique.
Lise Gill réside à Saint-Henri-de-Taillon, tout près de la plage Wilson.
De nombreux sacs de sable doivent être installés chaque année par les résidents.
Cette année encore, Lise Gill, comme plusieurs autres riverains, a tenté de contrer les effets du haut niveau de l’eau en plaçant des sacs de sable devant chez elle.
Depuis le début du programme de stabilisation des berges, la plage Wilson est la seule plage habitée où Rio Tinto n’est pas intervenue.
Lise Gill contemple chaque jour la nature qui l’entoure.
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Lise Gill réside à Saint-Henri-de-Taillon, tout près de la plage Wilson.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Lise Gill réside à Saint-Henri-de-Taillon, tout près de la plage Wilson.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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De nombreux sacs de sable doivent être installés chaque année par les résidents.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Cette année encore, Lise Gill, comme plusieurs autres riverains, a tenté de contrer les effets du haut niveau de l’eau en plaçant des sacs de sable devant chez elle.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Depuis le début du programme de stabilisation des berges, la plage Wilson est la seule plage habitée où Rio Tinto n’est pas intervenue.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
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Lise Gill contemple chaque jour la nature qui l’entoure.Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
« C’est l’accès au lac pour chacune des familles qui a été coupé », tranche Lise Gill, qui a grandi à Mashteuiatsh. Aujourd'hui résidente de Saint-Henri-de-Taillon, de l’autre côté du lac, elle porte le même regard protecteur sur le plan d'eau. Avec son amoureux, elle a rédigé l’un des 29 mémoires déposés lors des dernières consultations du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement, en 2016.
« Nous avons vécu à plusieurs endroits au Québec, mais chaque fois on y revient, relate-t-elle. Nous voulons que nos enfants et nos petits-enfants, qui sont aussi des Pekuakamiulnuatsh, puissent continuer à profiter de ce qu’il reste des shakahikan [des lacs sur les territoires ancestraux]. »
« Ça fait 100 ans que ce n’est plus un lac, que c’est un réservoir et que c’est géré en fonction des besoins hydroélectriques. Mais on a une volonté de le protéger le mieux possible, dans l’état qu’il est. »
Lise Gill rappelle d'ailleurs le harnachement de la rivière Péribonka, dans les années 1950, alors que trois barrages y ont été construits. Ces travaux ont eu des conséquences directes sur le mode de vie des Autochtones, car cette rivière était la principale utilisée pour accéder aux territoires de trappe et de pêche. Les campements y étaient érigés. Les Innus ont dû faire le deuil de ce canal de transport.
Une transformation qui s’observe aussi dans l’eau
Bien que la stabilisation du lac a permis d’amener la villégiature et la navigation, la transformation du lac au cours du dernier siècle a aussi eu une incidence sur la pratique globale de la pêche, ce qui préoccupe le directeur général de la Corporation de LACtivité Pêche Lac-Saint-Jean (CLAP), Marc Archer.
Le biologiste de formation devient souvent émotif en abordant le sujet. Toute ma vie, je l’ai consacrée à ça, confie le passionné d’histoire régionale qui travaille sans relâche pour préserver l’écosystème du lac.
Marc Archer a été fonctionnaire une quinzaine d’années au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Depuis 1997, il est directeur général de la CLAP. Photo : Radio-Canada
À ses yeux, la principale conséquence de la transformation du lac est la perte de la plaine inondable au printemps. Il indique que le déclin de la perchaude et du grand brochet, abondants à l’époque de la pêche commerciale, s’explique par la disparition des milieux humides, largement décimés à cause de l’érosion.
Les dorés ont perdu leur proie préférée, la perchaude. C’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont petits. Ils doivent se rabattre sur l’éperlan, mais ils doivent courir après, et ce ne sont pas des chasseurs, illustre-t-il.
Emblème animalier du Lac-Saint-Jean, la ouananiche se reproduit quant à elle dans les rivières qu’elle remonte par les chutes ou les cascades avant de descendre dans le lac pour s’alimenter. Avec la création des barrages sur la rivière Péribonka et de la centrale Isle-Maligne, les lieux de reproduction ont considérablement diminué.
L’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) réalise actuellement deux études : l’une sur les poissons fourrages littoraux sert à documenter et confirmer la chute d’abondance de ces poissons au lac Saint-Jean depuis le milieu des années 1980, et l’autre sur le doré jaune documente la lente croissance de l’espèce au lac. Ces études pourraient aider à identifier ce qui influence le développement des espèces et, à terme, à corriger ou à améliorer la situation.
Marc Archer estime qu’il reste bien d’autres aspects à documenter, dont les milieux humides et les changements fauniques, et qu’il faudrait plus d’argent pour développer les connaissances scientifiques. Il souhaiterait que Rio Tinto contribue davantage au financement de ce genre de projet.
Laurie Gobeil
Photo: La centrale Isle-Maligne a été mise en fonction en 1926. Crédit: Laurie Gobeil
Un combat historique
Les revendications des gardiens du lac ne datent pas d’hier. En 1926, lorsque la centrale Isle-Maligne est mise en service, le niveau du lac passe de 8 à 17,5 pieds, sa superficie augmente de plus de 20 % et des inondations majeures surviennent.
Avec en tête Onésime Tremblay, un groupe de cultivateurs dénonce les effets néfastes de cette montée des eaux. Âgé de plus de 70 ans, Onésime Tremblay tente d’abord d’annuler la décision du gouvernement d’octroyer les droits de rehaussement, puis se bat pour recouvrer des sommes de dédommagement.
En 1923, 600 travailleurs d’une quinzaine de nationalités, aidés de chevaux, bûchent pendant deux ans pour construire ce qui est considéré à l’époque comme la plus importante centrale au monde. Un défi titanesque pour la Duke Price. Photo : Radio-Canada
Onésime Tremblay se rend même devant le Conseil privé de Londres, le plus haut tribunal à ce moment-là, pour faire reculer, sans succès, l’entreprise de l’époque, la Duke Price. La rumeur court dans la famille qu’il aurait même refusé un chèque en blanc de la compagnie, qui lui demandait de mettre fin à sa bataille.
Bien que vieille de près de 100 ans, cette lutte évoque de nombreux souvenirs à Roger Tremblay, l’arrière-petit-fils d’Onésime.
Des archives de journaux d’époque aux livres rédigés sur cette tragédie, l’octogénaire a conservé de multiples vestiges liés à ce pan d’histoire régionale, tout comme des meubles ayant appartenu à son arrière-grand-père. Il a d’ailleurs fait construire son chalet à un niveau suffisamment élevé pour ne jamais être victime d'inondation.
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Entre les cultivateurs, l’entreprise et le gouvernement, la bataille juridique a été âpre. Après avoir payé tous les procès de sa poche, Onésime Tremblay a cumulé une dette de 30 000 $. Ses biens ont finalement été saisis et sa terre a été vendue aux enchères.
Malgré ces déboires, pour Roger Tremblay, sa lutte avait toutes les raisons d’être.
« Si j’avais été à sa place, j’aurais fait la même chose, parce que c’était injuste. C’était vraiment injuste. »
Sa résidence occupe une parcelle des terres autrefois détenues par son aïeul, à Métabetchouan-Lac-à-la-Croix. Derrière chez lui, une petite promenade quotidienne lui permet de jeter un coup d’œil au fossé qui borde la route régionale. Un regard sur l’eau accumulée au fond et il sait si les 17,5 pieds du lac Saint-Jean, le seuil permis par l’entente de 1922, ont été atteints.
À l’époque, les terres des cultivateurs ont finalement été rachetées par l’entreprise gestionnaire du lac non pas à un coût d’expropriation, mais à un coût franc, avec un semblant d’honnêteté, soutient Roger Tremblay.
Aujourd’hui, l’arrière-petit-fils d’Onésime estime que les riverains du lac n’ont pas droit au même traitement.
[L’entreprise] a bien beau mettre des tonnes et des tonnes de gravier, le lac gruge les bords quand même, dit-il, fataliste.
La route 169 sépare le terrain de Roger Tremblay du lac Saint-Jean. Photo : Radio-Canada / Vicky Boutin
La lutte se poursuit
Au départ, le débat a surtout concerné les agriculteurs. Il s’est élargi et complexifié depuis. Le cœur du conflit demeure toutefois le même qu’il y a près de 100 ans : les droits octroyés à l’entreprise gestionnaire du niveau du lac.
Tous les organismes ont frappé le même mur, c’est l’entente de 1922. L’erreur, c’est que la compagnie a eu trop de droits. [On ne veut] pas se débarrasser de l’entreprise, mais réajuster ses droits avec des dates d’échéance, évoque Éric Scullion, en parlant de la possibilité de l’entreprise de hausser le lac à 17,5 pieds et des droits de baignage qui lui permettent d’inonder les berges.
Le décret, pour la période 2018-2027, fixe les seuils maximaux et minimaux du niveau de l’eau à atteindre, selon la période de l'année.
Rio Tinto répète qu’elle ne contrôle que 25 % des apports en eau du lac Saint-Jean, soit la rivière Péribonka, où ses ouvrages sont construits. L’entreprise prend donc une part de responsabilité, mais pour certains militants, elle se faufile trop souvent derrière des explications ambiguës ou en ne répondant tout simplement pas aux réprimandes qui lui sont adressées.
En principe, Rio Tinto respecte les limites du décret, soulève Éric Scullion. Mais pour les militants comme lui, l’entreprise se réfugie derrière la clause « Act of God ». Selon cette dernière dans l’entente de 1922, les précipitations naturelles peuvent expliquer des situations extrêmes comme celles survenues au printemps dernier et permettent un niveau de l’eau plus haut, sans que l’entreprise en prenne la responsabilité.
Ce sont d’ailleurs les caprices de dame Nature, selon l’entreprise, qui expliquent les dommages particulièrement importants survenus au cours des printemps 2017, 2019 et 2022. Les militants souhaitent que Rio Tinto modifie ses scénarios de gestion pour mieux tenir compte des changements climatiques.
Les militants espèrent d’autres gains comme celui obtenu lors du plus récent décret, où le niveau maximal à ne pas dépasser a été réduit, passant l’automne de 16,5 à 15,5 pieds.
Le directeur des opérations à la division Énergie électrique de Rio Tinto admet que le vent et les tempêtes, qui frappent davantage l'automne, font varier le niveau actuel du lac et qu'il s'agit d'un des facteurs de l'érosion. Il ajoute toutefois que son entreprise n’envisage pas d’adopter un autre scénario de gestion du lac que celui qui est suivi pour l’instant.
Stéphane Larouche est directeur des opérations à la division Énergie électrique de Rio Tinto.
Photo : Laurie Gobeil
La volonté politique doit aussi être plus grande qu’elle ne l’est actuellement, selon Éric Scullion. À ses yeux, la plupart des politiciens n’en ont que pour la création d’emplois, plutôt que pour la préservation du cours d’eau. Au cours des années, des comités ont été créés afin de favoriser une meilleure cohabitation des divers usagers, mais pour Éric Scullion, tant que ces organisations vont être composées d’un trop grand nombre d’élus ou qu'elles seront financées par Rio Tinto, leur efficacité sera compromise.
À défaut de pouvoir préserver les berges autant qu’ils le voudraient, les militants aspirent voir le pourtour complet du lac analysé par le programme de stabilisation des berges. « En fait, l’entente de 1922 ne les oblige que lorsque des routes, des structures, comme l’hôpital de Roberval, par exemple, sont menacées par le recul des berges », affirme Éric Scullion.
Éric Scullion aimerait qu’il y ait davantage de mobilisation citoyenne pour protéger les berges du lac Saint-Jean.Photo : Radio-Canada
Au bout du compte, l’activiste ne démord pas : Rio Tinto doit continuer d’assumer sa dette envers la région, et le gouvernement doit suivre de près sa gestion pour demander des comptes si les limites ne sont pas respectées. Une façon de sanctionner [l’entreprise] serait de diminuer le prix de l'énergie achetée par le gouvernement au moment de débordements, suggère l’hydrologue amateur.
Dans ses rêves les plus fous, l’entente de 1922 serait rouverte et modifiée pour que les droits donnés à l’entreprise soient moins permissifs, que le lac soit géré comme un bien commun plutôt que comme une propriété privée.
En attendant, lui et d’autres citoyens surveillent la situation de près. Ils veillent à ce que l’histoire ne soit jamais oubliée, l’histoire d’un lac devenu réservoir.