Paul Jean a travaillé comme contrôleur aérien à la base militaire de Bagotville pendant près de 20 ans. Il s’assurait alors que les CF-18 pouvaient voler en toute sécurité. Aujourd’hui retraité, il consacre encore son quotidien à protéger les avions et leurs pilotes. Mais cette fois-ci, il est aidé par une arme secrète : des faucons redoutables et efficaces.
Paul Jean roule avec sa camionnette en bordure d’une piste de l’aéroport de la base militaire de Bagotville. Il scrute les alentours, aux aguets. Soudain, il aperçoit un groupe d’une vingtaine d’oiseaux virevoltant dans le ciel à basse altitude.
Il n’en faut pas plus pour qu’il actionne l’interrupteur qui active les haut-parleurs accrochés sur le toit du véhicule. Les cris d’une corneille en détresse s’échappent instantanément.
Paul braque le volant à gauche, à droite, dessine rapidement des cercles sur le tarmac en faisant bouger la camionnette dans tous les sens. Il faut effrayer les intrus.
À quelques mètres de là, une dizaine de chasseurs CF-18 sont stationnés sur le tarmac. Des membres du personnel de la base s’affairent aux derniers préparatifs en vue des vols de la matinée.
Ces oiseaux, si petits soient-ils, pourraient perturber l’horaire et même empêcher les pilotes de voler. Si l’un de ces volatiles est accidentellement aspiré par le moteur d’un avion à réaction, les conséquences peuvent s’avérer catastrophiques. On parle de dommages en chaîne, explique Paul Jean. Le premier sera minime, mais il va créer un morceau de métal qui va défaire le reste du moteur. Le moteur risque ensuite d’exploser et ça provoquerait un écrasement.
Toujours les yeux rivés au paysage, Paul repère un ou deux bruants qui sillonnent les alentours. Le bruit des corneilles ne sera pas suffisant. Il faudra sortir la bête qui jacasse à l’arrière du véhicule.
Ce compagnon pas si discret est un faucon sacre, un oiseau de proie majestueux. Ses griffes et son regard perçant en font un prédateur craint tant par la faune ailée que par la faune terrestre. En vol, il peut atteindre jusqu’à 300 km/h, soit la vitesse d’une formule 1.
Paul descend du véhicule, ouvre la porte arrière, détache l’oiseau et lui retire son chaperon, un petit masque de cuir qui bloque la vue et qui permet de tranquilliser le faucon. Quelques secondes suffisent pour que celui-ci déploie ses larges ailes et commence à tracer de grands cercles dans le ciel bleu.
Pendant ce temps, Paul enfile un gant de cuir rigide sur sa main gauche.
Il s’éloigne du camion et sort de sa poche un leurre semblable à un oiseau attaché au bout d’une corde. Il le fait rapidement tournoyer dans les airs pour attirer son compagnon et siffle pour capter son attention.
La bête revient au bout de quelques instants et plonge sur le leurre pour le capturer. Le fauconnier remplace alors l’objet par un morceau de viande et met l’oiseau sur son gant. La scène se répète à quelques reprises jusqu’à ce que les intrus aient complètement disparu.
Le faucon est un rapace redouté. Sa présence suffit souvent à éloigner les autres espèces un long moment. Il est le maître des lieux et cette démonstration de force en est la preuve.
Nos oiseaux sont territoriaux. Les autres le savent et ils ne resteront pas là, ils vont s’en aller. Ces prédateurs sont un danger pour eux
, mentionne-t-il.
La base militaire de Bagotville se trouve en plein corridor migratoire. L’automne, les oiseaux y sont particulièrement nombreux. Des oies des neiges et des bernaches profitent des grands champs le long des pistes pour faire escale. Environ 200 000 de ces bêtes ont été comptées depuis le mois d’août seulement. Un avion qui décolle peut provoquer une énorme envolée. Pour les pilotes, ça peut être un cauchemar. Les fauconniers tâchent de chasser les oiseaux de l’espace aérien chaque jour.
Les installations du ministère de la Défense à Saguenay sont situées à proximité de la baie des Ha! Ha! et de la réserve faunique des Laurentides. De plus, de nombreuses terres agricoles bordent le site militaire. Pas étonnant que les oiseaux choisissent l’endroit comme lieu de repos ou de chasse.
Des mammifères s’aventurent également dans le secteur et même sur les pistes d’atterrissage. Des renards, des marmottes et des moufettes font des visites fréquentes, faisant fi des clôtures qui ceinturent les lieux. Un orignal est même déjà venu y faire sa promenade.
Malgré sa taille peu imposante, le faucon est aussi utile pour repousser ces plus gros animaux.
Bagotville est l’un des deux seuls sites des Forces canadiennes à accueillir les chasseurs CF-18. Le personnel a notamment pour mission de protéger l’espace aérien canadien. La base existe depuis 1942. À l’époque, les installations visaient à former des pilotes pour l’Aviation royale canadienne. En pleine Deuxième Guerre mondiale, il fallait aussi protéger les installations de la compagnie Alcan de même que les centrales hydroélectriques des alentours.
Aujourd’hui, Bagotville est la seule base militaire au pays à avoir sa propre fauconnerie. Le petit bâtiment est situé à un jet de pierre de la tour de contrôle. Dans la pièce principale, on y trouve un espace de travail et un réfrigérateur. À chaque extrémité, des portes mènent directement aux deux abris des oiseaux de proie : un pour le faucon pèlerin, un pour le faucon sacre.
Le faucon pèlerin monte très haut dans le ciel et attaque en vol. Le faucon sacre, lui, vole plus bas pour chasser les animaux plus près du sol
, précise Paul Jean.
Les deux rapaces ne cohabitent pas parce qu’ils sont habités par une animosité naturelle. Ce ne sont que des collègues de travail!
, souligne Paul Jean.
Avant chaque quart de travail, c’est ici que les fauconniers comme lui préparent les oiseaux. Chaque individu est minutieusement pesé et l’épaisseur de sa chair est mesurée; ces données sont inscrites quotidiennement dans un registre. L’information permettra de déterminer quelle quantité de nourriture doit être donnée à l’oiseau.
C’est la façon qu’on a de déterminer s’il peut voler en vol libre ou si on doit le maintenir attaché et le nourrir un peu moins pour diminuer son poids et lui permettre de revenir
, indique Paul Jean.
S’il est trop lourd, l’oiseau ne reviendra pas. Il ne sera pas intéressé à revenir chercher la nourriture. Il doit avoir faim!
L’ex-contrôleur aérien porte fièrement le coquelicot rouge à sa boutonnière. Il a œuvré pendant 23 ans dans plusieurs bases des Forces canadiennes avant de prendre sa retraite. Il consacre son temps à son autre passion, les oiseaux, depuis 10 ans. Sa première tentative pour être embauché comme fauconnier à Bagotville a échoué, mais la deuxième a été la bonne. Au total, trois spécialistes comme lui se partagent la tâche sur la base militaire saguenéenne.
Paul Jean se considère particulièrement chanceux de pouvoir mettre à profit son expertise au quotidien, et ce, six mois par année. Les gens qui pratiquent ce métier sont rares; il s’agit d’un art qui, nous raconte-t-il, se transmet d’un spécialiste à un autre.
Il voue un grand respect aux deux oiseaux. Évidemment, ses yeux d’ornithologue savent aussi reconnaître les autres volatiles qui circulent aux alentours.
Ça fait partie un peu de notre travail. Il faut savoir quels sont ces oiseaux, pourquoi ils sont là et la raison pour laquelle ils viennent ici sur la base
, explique le passionné.
Le fauconnier en fonction sillonne les pistes d’atterrissage chaque heure pendant la journée et fait un compte-rendu de ses observations à la tour de contrôle.
Ces responsables du « péril aviaire », l’expression utilisée dans le jargon militaire, ont un rôle essentiel.
Ils vont nous donner des recommandations sur ce qui se passe sur le terrain et nous allons les appliquer parce qu’ils sont nos experts, mentionne Alex Brault, capitaine de la circulation aérienne à Bagotville. C’est vraiment un travail de collaboration.
Elle explique que les fauconniers sont les yeux et les oreilles du personnel dans la tour de contrôle. Les informations transmises peuvent mener à des décisions importantes.
S’il y a trop d’activité aviaire, sur la base ou aux alentours, on va carrément réduire les vols pour une question de sécurité
, dit-elle.
Le 17 mai 2020, l’écrasement d’un avion des Snowbirds en Colombie-Britannique pourrait d’ailleurs avoir été causé par une collision avec un oiseau.
Heureusement, en cette journée froide de novembre, les rapaces ont rempli leur mission. Les pilotes des oiseaux d’acier ont pu se concentrer sur leur entraînement en vol sans trop se soucier des intrus, chassés avant le décollage.
Demain, les faucons viendront marquer leur territoire à nouveau.