Twitter est un site web étrange.
Avec ses quelque 330 millions d’usagers, il est le réseau social majeur le moins populaire, loin derrière Facebook (2,7 milliards d’usagers), YouTube (2 milliards) ou Instagram (1 milliard). Pourtant, il a une influence démesurée sur la conscience populaire.
Lorsque l’indignation du jour décolle sur Twitter, les médias ne tardent pas à la rapporter. Lorsque survient un événement majeur, un désastre naturel ou une tuerie, par exemple, les journalistes ont le nez rivé sur Twitter, à regarder défiler les informations en temps réel.
Parce qu’il s’agit du réseau social de prédilection des journalistes, des politiciens et des faiseurs d’opinions, Twitter est en quelque sorte devenu une agora où se définit l’actualité. Bref, ce qui se passe sur Twitter se retrouve très souvent sur votre écran, même si vous n’avez pas de compte.
Tout cela, le président américain sortant, Donald Trump, le savait très bien. Avant d’être banni de la plateforme, vendredi dernier, il disposait de 88 millions d’abonnés. Sa présidence était marquée par son utilisation, souvent immodérée, de Twitter. Avec cet outil, le président pouvait parler directement à la population sans passer par les médias, avançait-il.
Comme bien des déclarations de Donald Trump, cette idée est fausse.
Si le compte Twitter du président a eu une portée aussi importante, ce n’est pas en raison de ses 88 millions d’abonnés, mais bien à cause des médias. Les tweets du président, souvent choquants ou trompeurs, faisaient immanquablement les manchettes.
En 2018, un expert des réseaux sociaux estimait qu’à peine 1 % des gens qui suivaient Donald Trump sur Twitter lisaient ses tweets à même leurs fils d’actualité. Les autres les voyaient parce que les médias les relayaient.
Selon un rapport publié en octobre, les principales chaînes télévisées américaines ont consacré plus de 22 heures de programmation aux tweets de Trump dans les 9 premiers mois de l’année électorale 2020. Pour la même période, ils ont consacré moins d’une heure et demie aux tweets de son opposant et maintenant président désigné, Joe Biden.
Manipulation des médias
Il est clair que Donald Trump savait utiliser Twitter pour manipuler les médias – ennemis du peuple
, selon lui – créant du fait même une immense caisse de résonance pour propager ses messages.
Twitter a décidé de retirer la plateforme de Trump, jugeant qu’il l’avait utilisée pour inciter à la violence en lien avec la prise d’assaut du Capitole, la semaine dernière. Mais si le président sortant décide de créer un compte sur une des plateformes parallèles qui explosent en popularité et que les médias continuent de couvrir ses publications comme ils l’ont fait avec ses Tweets, on reviendra à la case de départ.
J’en ai discuté avec Claire Wardle, directrice de la stratégie chez First Draft, un organisme sans but lucratif dédié à la lutte contre la désinformation et qui encourage les meilleures pratiques chez les journalistes qui couvrent ces enjeux. Elle s’inquiète aussi de la façon dont les médias décideront de couvrir les déclarations de Donald Trump sur d’autres plateformes dans les années à venir.
En ce qui concerne ce qui va se passer avec Donald Trump maintenant qu’il n’est plus sur les plateformes majeures, une bonne partie de la question est la façon dont les médias vont réagir, juge Mme Wardle. Il y avait une sorte de symbiose entre le compte Twitter du président et les journalistes. S’il se joint à une autre plateforme, ce qui est à peu près certain, est-ce que les journalistes s’y retrouveront aussi pour rapporter ce que Trump dit là-bas?
Mme Wardle croit que les journalistes devront faire attention de ne pas donner d’oxygène ou de mégaphone
aux déclarations trompeuses de Donald Trump, même s’il sera difficile pour eux de les ignorer
.
Elle espère tout de même que les événements au Capitole provoqueront une prise de conscience dans les salles de nouvelles. Les journalistes doivent reconnaître qu’ils ont participé à normaliser le discours de plus en plus agressif du président sortant, pense-t-elle.
Alors, comment couvrir ce que le président dit dans des réseaux sociaux parallèles, loin des regards?
J’espère que les salles de nouvelles s’interrogeront sur la pertinence de relayer ses propos, qui contiendront probablement des mensonges assez extrêmes. Il va sans doute continuer de dire que l’élection lui a été volée. Les journalistes devront faire vraiment attention et arrêter de le voir comme une figure polarisante qui génère quand même de l’indignation et des clics. Il faut éviter que Trump devienne un genre de spectacle, que les journalistes cherchent à pointer du doigt toutes ses réactions à ce qui se passe dans l’actualité
, prévient Mme Wardle.
De la même façon que les journalistes mettent leurs gants blancs lorsqu’ils parlent de suicide, par exemple, ils devront traiter des déclarations de Trump avec beaucoup de tact.
Ça sera extrêmement difficile. Le génie de Donald Trump, c’est de comprendre ce qui motive les médias. Il comprend comment créer un spectacle. Il est un expert en manipulation des médias, et il le fera sans doute dans le but de s’assurer qu’il y aura des situations où il sera impossible pour les journalistes de l’ignorer
, prévoit Mme Wardle.
Le danger qui guette les nouvelles plateformes
Pour terminer, revenons à ces plateformes parallèles, telles que Gab ou Parler, qui affirment vouloir protéger la liberté d’expression. Celles-ci se placent en opposition aux plateformes majeures qui, selon elles, versent dans la censure. Tant que le contenu n’est pas illégal, ces plateformes parallèles jurent qu’elles ne modéreront pas les discussions.
On a déjà entendu ce refrain : c’est plus ou moins exactement le discours qu’offraient les Facebook et Twitter de ce monde il y a quelques années. Ces réseaux sociaux ont longtemps cherché à se définir comme neutres. Ils ne voulaient pas avoir à prendre quelconque responsabilité vis-à-vis ce qui se disait sur leurs plateformes.
On connaît les résultats. À mesure que leur popularité a grandi, elles se sont retrouvées à héberger de plus en plus de contenu extrémiste, haineux et dangereux. Le patron de Facebook, Mark Zuckerberg, avait dit en 2016 que l’idée que la désinformation sur son site pourrait avoir quelconque effet sur la politique américaine était farfelue
. Il a rapidement changé d’idée.
Au cours des dernières années, on a vu des publications virales en Inde ou au Myanmar provoquer des actes de violence. Dans ces pays, où la modération de Facebook était discrète, voire inexistante, les acteurs malveillants ont vite fait d’utiliser la plateforme à leur avantage.
Le problème de l’exploitation des réseaux sociaux à des fins sordides est un problème d’échelle. Plus de gens utilisent un site, plus il devient difficile d’empêcher les pires acteurs du web de s’en emparer.
Aux Décrypteurs, par exemple, nous arrivions auparavant facilement à modérer les commentaires dans notre groupe Facebook. Avec l’éclosion de la pandémie, des dizaines de milliers de personnes s’y sont ajoutées. Rapidement, les commentaires sous nos publications sont devenus des marécages où circulaient des propos haineux et les mêmes fausses nouvelles que nous tentions de démentir. Nous avons dû définitivement désactiver les commentaires, faute d’être capables de les modérer nous-mêmes.
Les nouvelles plateformes soi-disant championnes de la liberté d’expression répéteront tôt ou tard les mêmes erreurs que les grands réseaux sociaux. Elles courtisent en ce moment les éléments les plus extrêmes du web, comme la communauté QAnon, éjectée des Facebook et Twitter. Elles grandissent à un rythme effarant et s’en félicitent.
Il est toutefois inévitable qu’elles arrivent un jour au même constat que les réseaux sociaux qu’elles désavouent : le laisser-faire mène à la violence.