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Décrypteurs

Il ne suffit plus de dire « ceci est faux », mais bien de montrer pourquoi

Mathieu Gobeil
  • Courriel de Mathieu Gobeil
Un homme tenant entre ses mains un cellulaire allumé.
Des experts de la désinformation et des vérificateurs de faits chevronnés ont livré leurs impressions pour les prochaines années dans une conférence organisée par la BBC. Photo : iStock/bombuscreative

Exposer les rouages des fausses nouvelles tout en renforçant la confiance du public, dialoguer avec lui en continu, être transparent tout en bénéficiant d’un coup de pouce technologique. Des spécialistes de la désinformation livrent leurs bonnes pratiques pour les années à venir.


« Il n’y a pas si longtemps encore, des collègues ou des gens du public nous demandaient pourquoi nous nous intéressions tant aux fausses informations; ils ne pouvaient pas croire que nous passions autant de temps à réfuter ce qu’ils voyaient comme des mensonges évidents », relate Sophie Nicholson, qui chapeaute une équipe de vérificateurs de faits à l’Agence France-Presse.

Mais, en 2021, il n'y a plus de doute que de fausses nouvelles peuvent causer de vrais dommages, poursuit-elle : on a vu des institutions démocratiques menacées (on n’a qu’à penser aux fausses nouvelles qui ont empoisonné les élections américaines) ou encore des gens tomber malades et même mourir après l'ingestion de produits toxiques qu’on fait passer en ligne pour des remèdes contre la COVID-19.

Avec la prédominance des réseaux sociaux, certains craignent même l’avènement d’un monde « post-épistémologique » où il serait un jour impossible de distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux dans la sphère médiatique.

On voit quatre panélistes et un animateur, en vidéoconférence.
Les intervenants à la conférence sur l'avenir de la lutte contre la désinformation ont martelé l'importance de préserver la confiance du public envers les médias d'information.  Photo : BBC

D’où l’urgence d’agir pour assurer la confiance des citoyens envers les médias d’information qui s’est effritée ces dernières années, que ce soit aux États-Unis, au Canada ou ailleurs. Réunis par la BBC, des experts de la lutte contre la désinformation se sont exprimés à ce sujet dans le cadre d’une conférence virtuelle, Trust in News, à la fin mars.

Un journalisme participatif

« Faire du journalisme en 2021 est très différent d’il y a vingt ans », soutient Claire Wardle, directrice de First Draft, un organisme à but non lucratif spécialisé dans la recherche sur la désinformation. Avant, il y avait un nombre restreint de médiateurs d’informations qui, malgré leurs défauts, étaient des références de confiance vers lesquelles le public se tournait, explique-t-elle. « Maintenant, tout le monde est branché; les gens voient que des thromboses sont associées au vaccin d’AstraZeneca, ils font une recherche rapide sur Google et trouvent des informations qui renforcent leurs préconceptions », qu’elles soient correctes ou non au sujet des vaccins. « Alors, il devient très difficile de faire du journalisme dans ce contexte », rappelle-t-elle.

Une avenue pour remédier à cela est de miser sur la participation du public et d’établir un dialogue, un domaine où excellent d’ailleurs les réseaux conspirationnistes, remarque Mme Wardle. « Les grands médias sont encore trop hiérarchiques, avec une approche verticale et linéaire de diffusion : "Écoutez-nous à 22 h", par exemple. Nous devons réaliser à quel point l’écosystème de la désinformation est, lui, au contraire, réseauté et participatif », dit-elle.

Elle prend l’exemple d’Eric Trump, qui, pour appuyer la fausse théorie selon laquelle une fraude massive avait favorisé les démocrates aux élections américaines, appelait les partisans de Donald Trump à « diffuser toutes les expériences personnelles et à présenter tous les faits et preuves » qu’ils pouvaient amasser. QAnon encourage aussi une démarche participative, décrit-elle : « trouvez les indices, travaillez avec nous pour comprendre la vérité, disent-ils ».

Capture d'écran d'un tweet d'Eric Trump. Il est écrit : « The amount of FRAUD being reported in Pennsylvania, Michigan, Nevada, Georgia and Wisconsin is unreal. Please report personal experiences. Please have all facts and evidence. #StopTheSteal ».
Un message d'Eric Trump le 5 novembre 2020 (supprimé depuis), qui appelle le public à rapporter tous les témoignages de fraudes possibles.  Photo : Twitter

« Alors, demander aux gens de tout simplement nous faire confiance comme média n’est pas suffisant ». Il faut les écouter et les faire participer au processus des nouvelles, selon Mme Wardle.

Ce qui implique de répondre en premier lieu aux questions des citoyens et d’être transparents sur notre travail : comment nous choisissons nos sources et sélectionnons les informations, et aussi comment nous corrigeons nos erreurs.

Concernant les fausses nouvelles, « ce n’est pas suffisant de dire que ceci est faux », insiste pour sa part Sophie Nicholson. Il faut montrer le processus qui nous permet d’en arriver à cette conclusion, en précisant les faits, en exposant la façon dont une image, par exemple, a été manipulée ou utilisée hors contexte, et en mettant des liens vers des références.

Le temps où les médias rapportaient les propos de l’un et de l’autre en les opposant mais sans les vérifier est presque révolu, remarque-t-elle. C’est pourquoi, par exemple, en période électorale, les affirmations des politiciens sont systématiquement soumises à l’épreuve des faits. « Le public doit pouvoir constater de lui-même que telle affirmation est fausse ou incorrecte », rappelle Sophie Nicholson.

Graphique à barres montrant la croissance des équipes de vérificateurs de faits dans le monde entre 2014 et 2020. Le nombre est passé de 44 à 290.
Le nombre d'équipes de vérification de faits dans les entreprises médiatiques du monde ne cesse d'augmenter depuis les six dernières années. Mais les médias, selon leur milieu, leur taille ou leur financement, ne sont pas tous équipés également pour faire de la vérification.  Photo : Duke Reporters’ Lab

Combler rapidement les vides d’informations

Les experts insistent sur le fait que les journalistes doivent trouver les lacunes en matière d’informations et tenter de les combler avec du contenu de qualité, particulièrement dans les moments de crise, comme au début de la pandémie de COVID-19, ou lorsque de gros changements dans les politiques publiques sont annoncés. Pour ce faire, il faut rester à l’affût de ce que les groupes et les communautés expriment comme besoins ou comme craintes : la désinformation prolifère souvent à cause de peurs préexistantes dans la société.

La directrice des vérifications de faits chez Reuters, Hazel Baker, se demande même si les journalistes ne devraient pas prendre les devants et anticiper dans ces moments de crise ou lors d’événements importants ce qui pourrait surgir comme désinformation et la contrecarrer d’avance (en faisant ce qu’on nomme en anglais un pre-bunk ou une prévérification), au lieu de simplement réagir aux fausses nouvelles après-coup.

Alors, quand les internautes vont googler une question, une réponse valide et vérifiée sera déjà en ligne pour eux, car des journalistes l’auront préparée, explique-t-elle.

Diffuser pour tous

Surtout, rappellent les spécialistes de la désinfo, il ne faut pas ridiculiser les gens qui croient aux fausses nouvelles ni être condescendant à leur égard.

« Nous avons le devoir de rapporter les nouvelles pour tout le monde. Le public doit savoir qu’il obtiendra ce qu’il veut en matière d’informations de notre part. Nous devons alors respecter ceux et celles qui croient aux fausses nouvelles », explique Liz Corbin, directrice adjointe médias et cheffe des actualités à l'Union européenne de radio-télévision.

« Nous avons tous cru ou été tentés de croire à une fausse nouvelle au moins une fois dans notre vie. Soit à cause de nos biais cognitifs, ou parce que nous n’avons pas remis en question telle ou telle affirmation, etc. C’est tout à fait naturel », rappelle-t-elle.

« La personne qui lit une épreuve des faits au sujet d’une fausse nouvelle y avait peut-être cru au départ. Alors on ne veut pas s’aliéner cette partie du public. On colle donc aux faits, on évite les émotions et les opinions », dit pour sa part Sophie Nicholson, qui rappelle les bonnes pratiques à cet égard.

Solutions technologiques et intelligence artificielle : est-ce la voie d’avenir?

Il a été question de l’utilisation de l’intelligence artificielle pour créer des hypertrucages ou des photos manipulées, mais surtout de l’emploi de cette même technologie pour débusquer les contrefaçons.

Par exemple, un représentant d’Adobe a montré comment un logiciel peut aisément décortiquer la série de modifications qu’a subie une photo depuis l’originale jusqu’au produit final, en utilisant l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un outil supplémentaire, selon lui, dans l’arsenal des vérificateurs de faits.

En vidéoconférence, un panéliste d'Adobe montre comment un logiciel utilisant l'intelligence artificielle peut détecter les différentes manipulations qui ont été appliquées à une image. L'exemple ici montre les pyramides d'Égypte recouvertes de neige, ce qui est un trucage.
En vidéoconférence, un panéliste d'Adobe montre comment un logiciel utilisant l'intelligence artificielle peut détecter les différentes manipulations qui ont été appliquées à une image (listées ici au centre de l'écran). On prend l'exemple des pyramides de Gizeh recouvertes de neige, ce qui est un trucage.   Photo : BBC

Mais la technologie de détection des hypertrucages, par exemple, n’est efficace qu’à 65 %, selon des tests effectués en 2020 par des géants des technologies, ont rappelé des panélistes. L’intelligence artificielle n’est donc pas le remède à tous les maux.

Bruce MacCormack, un représentant de CBC, a quant à lui parlé du « Projet Origine », qui consiste à certifier de façon cryptée l’authenticité, et donc le caractère non altéré d’un contenu (texte, vidéo, photo, document audio) entre le moment où il est diffusé par un média reconnu et le moment où il est consulté par le citoyen.

« Ce que nous espérons faire, c’est de mettre un signal dans les nouvelles pour faire en sorte que celles certifiées deviennent supérieures et se distinguent de tout le bruit autour. Mais ce projet ne certifie que la provenance du contenu, il ne dit pas si la nouvelle à la base est vraie ou fausse », prévient-il.

Une question de sous

« Je crois qu’on doit investir massivement pour évider d’en arriver à un monde post-épistémologique – l’opposé du monde du savoir », a laissé tomber le premier directeur scientifique chez Microsoft, Eric Horvitz, lors de sa présentation.

« Les hypertrucages sont toujours mieux faits, et bientôt – on y est peut-être déjà – on ne pourra plus distinguer la réalité des images de synthèse », poursuit-il.

« Alors, dans la détection des fausses nouvelles, on a littéralement une bataille de l’intelligence artificielle contre l’intelligence artificielle. Et je ne pense pas que ça va aboutir à quoi que ce soit de constructif avec le temps », croit-il.

Il y a d’ailleurs toujours un risque de dépendre d’une technologie servant à certifier des contenus, mais qui se verrait elle-même piratée à l’occasion, ce qui est dangereux en soi, car nous aurions alors un contenu possédant un sceau de certification, mais qui est en fait altéré, prévient-il.

« Alors, ce sont des outils très puissants qui peuvent nous aider, mais ce ne sont que des outils, pas la panacée qui garantirait la véracité des contenus », selon lui.

« En tant que spécialiste de l’intelligence artificielle, je crois qu’on devra se rabattre sur des méthodes qui n’impliquent pas cette technologie pour assurer l’avenir des médias », conclut Eric Horvitz.

Bref, on risque de toujours avoir besoin de vérifications effectuées par de bons vieux journalistes.

Cette semaine à l'émission

Alexis De Lancer souriant
Alexis De Lancer
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  • Courriel de Alexis De Lancer

Nous voilà arrivés à la toute dernière émission de la saison régulière. Pour ce 73e épisode des Décrypteurs, nous vous avons préparé un menu assez costaud.

  • Nous mettons le cap sur la Russie, où le gouvernement de Vladimir Poutine accentue de plus en plus son contrôle sur les réseaux sociaux.  Notre correspondante à Moscou, Tamara Alteresco, s’entretient avec Alexis De Lancer sur les causes et les conséquences de ce musellement des voix dissidentes. 

  • Comme il s’agit du dernier opus de la saison régulière, nous vous proposons un tour d’horizon de quelques-uns des éléments à surveiller de près au cours des prochains mois. Marie-Pier Élie fait le point sur les principaux défis scientifiques à relever dans la lutte contre la COVID-19. Jeff Yates s'attarde pour sa part au fragile équilibre entre respect de la liberté d’expression et lutte contre les messages haineux en ligne. Ensuite, Nicholas De Rosa nous explique en quoi il peut être périlleux pour les élus de simplement bannir de leurs réseaux sociaux les individus qui propagent des messages haineux à leur endroit et Alexis De Lancer dressera un état des lieux de ce qu’Ottawa compte faire pour assainir le climat toxique qui règne sur le web.

  • Au tout dernier palmarès de la désinformation de l’année, Marie-Pier Élie nous présente les trois principales « fausses nouvelles zombies » qui ont retenu son attention depuis le début de la pandémie. Nicholas De Rosa et Jeff Yates décortiquent une vidéo virale qui laisse croire que des extraterrestres ont récemment survolé Montréal. Or, comme Nicholas a pu le déterminer, il s’agit en fait… d’un projet étudiant.

Ce 73e épisode des Décrypteurs est diffusé tout juste après la Journée internationale du fact-checking ou de la vérification des faits. Cette initiative a été instaurée par l’International Fact-Checking Network dont font partie les Décrypteurs. 

En terminant, la saison régulière de l’émission Décrypteurs est déjà arrivée, mais notre mission se poursuit !

Notez d’abord qu’une émission spéciale sera diffusée le samedi 17 avril. Cette émission portera exclusivement sur un imposant travail d’investigation mené par Jeff, Nicholas et notre collègue Brigitte Noël. Le résultat de leur travail d'enquête risque de faire beaucoup de vagues. Le suspense est entier, restez à l’affût !

Ensuite, il est primordial de rappeler que la présence numérique des Décrypteurs demeure intacte. Ainsi, nous continuerons à publier cette infolettre de même que des articles sur notre site web, ainsi qu’à produire des capsules vidéo sur les réseaux sociaux. 

Continuez à nous écrire, on a besoin de vos suggestions, vous êtes nos principaux alliés dans la lutte contre la désinformation! 

À la semaine prochaine!

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