La
ville est couverte d'un manteau de neige. Léger
et heureux, un homme marche dans les rues en se laissant
emporter par les souvenirs de son enfance. Puis, à
ses pieds, il trouve une écharpe, comme celle
que portait sa bien-aimée, aujourd'hui décédée.
La tristesse l'assaille.
Les émotions
peuvent surgir n'importe quand. Elles sont immatérielles,
mais prenantes. Elles semblent échapper à
notre contrôle. On sait qu'elles prennent naissance
dans le cerveau, mais comment? Et pourquoi?
La réhabilitation des émotions
doit beaucoup à un homme: Antonio Damasio. Ce
neurologue américain d'origine portugaise a complètement
changé la perspective des recherches. Son best-seller,
L'erreur de Descartes, a été traduit
en 24 langues. Pour Damasio, il faut d'abord cesser
de voir le corps comme un instrument du cerveau. Le
corps et le cerveau sont partenaires.
Au
début des années 80, on présente
au docteur Damasio des patients aux symptômes
étonnants. Le cas le plus étrange est
celui d'Elliott. Opéré d'une tumeur au
cerveau, il s'en est bien remis. Mais son comportement
a changé. Par exemple, même s'il a gardé
un quotient intellectuel élevé, il se
perd dans la lecture de documents qu'il doit classer.
Il n'arrive plus à gérer son temps. Dès
que son intérêt est en jeu, il se montre
incapable de décider. Lui qui était fin
connaisseur de la bourse se met à faire les pires
placements. Et curieusement, il n'en semble pas affecté.
Perplexe, le docteur Damasio le soumet
à des tests. Un jour, il lui montre des photos-chocs
de catastrophes et de personnes blessées lors
d'accidents. Elliott lui avoue qu'il ne ressent rien,
rien du tout. Et le neurologue comprend: Elliott est
en déficit d'émotions. Comme d'autres
patients que Damasio a étudiés par la
suite, il est en mesure d'apprendre, mais pas de ressentir.
Plus encore, Antonio Damasio réussit
à montrer que chez ces patients, c'est la même
région du cerveau qui est affectée. Que
ce soit à la suite d'un accident, d'une lésion
ou d'une tumeur, si certains tissus des lobes préfrontaux
ont été comprimés ou détruits,
le fonctionnement de l'enveloppe supérieure de
ces lobes, le cortex préfrontal, est altéré.
Fait remarquable, cette zone n'est pas responsable de
la réponse immédiate aux stimuli émotionnels.
Elle sert plutôt à l'interprétation
de ces stimuli, qui intervient dans un second temps.
Par contre, elle est indispensable au raisonnement.
Tout se passe donc comme si le cerveau de ces patients,
déconnecté de l'expérience émotionnelle,
tournait à vide. Conclusion du neurologue: sans
émotions, nous ne pouvons pas décider.
Pour nous guider dans la prise de décision,
nous avons ce que le docteur Damasio appelle des «marqueurs
somatiques». Par exemple, lorsque nous sommes
sur le point d'emprunter une rue sombre, nous sentons
soudainement une certaine inquiétude et nous
hésitons. Ces émotions sont généralement
accompagnées de sensations physiologiques, comme
des battements cardiaques accélérés
ou des bouffées de sueur. Mais elles sont aussi
accompagnées de signaux non physiologiques, voire
inconscients. Une sorte de «sensation viscérale»
qui nous amène à prendre une décision
plutôt qu'une autre; marcher sur cette rue sombre
ou emprunter un autre chemin. Ces signes, Antonio Damasio
a appris, au fil de ses recherches, à les identifier
et à les mesurer.
À
l'Université de Montréal, le comédien
Antoine Mongrain s'est prêté à une
expérience étonnante. Dans le cadre d'une
recherche, on a filmé son cerveau en pleine émotion!
Isolé, coiffé d'un casque de 32 électrodes,
Antoine a reçu la consigne de se plonger intensément
dans la joie pendant une heure, tandis qu'on enregistrait
l'activité électrique de son cerveau.
Le chercheur qui a dirigé cette expérience,
Mario Beauregard, fait partie de la génération
de jeunes qui se sont lancés sur les nouvelles
pistes, ouvertes par Damasio. Grâce aux appareils
d'imagerie cérébrale modernes, ils espèrent
percer le mystère des émotions.
Le comédien s'est ensuite porté
volontaire pour une expérience similaire à
l'Institut neurologique. Cette fois, c'est l'activité
chimique du cerveau qui a été enregistrée.
La consigne était alors de se plonger intensément
dans autre une émotion: la tristesse. Avec les
nouveaux instruments, comme cette caméra à
positons, il est désormais possible de suivre
en direct le métabolisme du cerveau. Plus besoin
d'opérations agressives, on peut mesurer l'intensité
de l'activité électrique et chimique qui
agite les quelque 1400 grammes de matière gélatineuse
constituant un cerveau humain.
Dans le cas de cette deuxième
expérience avec Antoine Mongrain, on a cherché
à mesurer le niveau d'un neurotransmetteur: la
sérotonine. «On sait qu'il y a une baisse
importante de sérotonine impliquée dans
la dépression majeure. Puisque dans la dépression,
on retrouve un symptôme de tristesse très
important, ce qu'on a demandé à l'acteur,
c'était de produire de la tristesse. Puis, on
lui a demandé le contraire, de manifester de
la joie. Ainsi, nous pourrons étudier la variation
de l'activité de la sérotonine»,
explique Mario Beauregard, neuropsychologue à
l'Université de Montréal.
Contrôle des émotions
Un
mois plus tard, Mario Beauregard présente ses
résultats. «On s'est rendu compte que
les êtres humains normaux sont capables de modifier
l'activité de la sérotonine en quelques
minutes.» En s'appuyant sur cette capacité,
Mario Beauregard aimerait bien mettre au point ce qu'il
appelle des psycho-neuro-thérapies. Par exemple,
on pourrait entraîner des personnes dépressives
à se plonger dans des émotions qui rééquilibreraient
leur niveau de sérotonine. Mais on est encore
loin de telles thérapies. Il faudrait notamment
démontrer que des malades réussissent
aussi bien que des personnes saines à moduler
leur sérotonine, et ce de manière durable,
pas seulement pendant quelques minutes.
Bref, il reste beaucoup de pain sur la
planche. Les recherches n'ont fait qu'effleurer la réalité
des émotions dans le cerveau, mais on progresse.
«Je pense que nous avons une bonne idée
des systèmes cérébraux nécessaires
pour construire une réaction de peur, de tristesse
ou de joie, suppose le docteur Damasio. Nous
devons maintenant tenter de comprendre les émotions
plus complexes, comme la honte ou la compassion. Et
d'ailleurs, pour ces deux-là du moins, on commence
à comprendre les systèmes qui les supportent,
qui impliquent le lobe frontal en particulier.»
Pour Antonio Damasio et Mario Beauregard,
les recherches les plus récentes en neurosciences
montrent que l'homme - cet animal doté d'un cortex
très développé - a une capacité
unique à penser à ses émotions
et à agir sur elles. Pour ces chercheurs, c'est
de la rencontre entre les émotions et le cerveau
rationnel que jaillit la conscience, une caractéristique
uniquement humaine.