L'opéra
se déshabille
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Agnès
Grossmann, chef d'orchestre
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Cet
été en Autriche, le Festival de Salzbourg a proposé
un Don Giovanni très aguichant, au point où les musiciens
de l'orchestre ont connu de légers problèmes de concentration
durant les répétitions. Sur scène, le célèbre
Don Juan était entouré de femmes en soutien-gorge
et petites culottes, une gracieuseté de la lingerie Palmers,
qui commanditait cette production. Une nouvelle tendance, selon
la chef d'orchestre Agnès Grossmann. « Ce qui
m'étonne surtout, c'est qu'on a eu 50 ans de féminisme
pour éviter que la femme soit un objet de désir, on
fait tout pour ne pas être utilisée comme femme et
là, on a exactement le contraire ! »
Ce
qui faisait scandale il y a à peine 20 ans ne cause plus
grand émoi aujourd'hui. L'an dernier, à Londres, on
a présenté un Rigoletto plutôt décadent,
avec orgie sur scène, un spectacle à la limite de
la pornographie.
Et
l'Amérique n'y échappe pas. L'opéra n'est plus
ce qu'il était. Toutes les audaces sont permises. L'opéra
ne connaît pas vraiment de problèmes d'assistance,
mais les productions coûtent cher et elles doivent être
rentables. De plus, il faut penser à rajeunir la clientèle.
Les grands responsables de ce changement de style sont les metteurs
en scène de cinéma et de théâtre, qui
travaillent de plus en plus à l'opéra. Les chanteurs
doivent se plier désormais à leurs nouvelles exigences.
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Karina
Gauvin, soprano
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« Un
metteur en scène dit : J'ai le goût
de mettre une chanteuse dans cette robe-là. [Et
la chanteuse] va embarquer comme une "Barbie" dans
cette robe-là. Si elle n'a pas les mensurations pour
embarquer dans la robe, eh bien, tant pis [pour elle] ! »,
déplore Karina Gauvin.
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La
soprano Karina Gauvin a décidé de dénoncer
cette tendance à vouloir mettre, comme elle dit, des "
Barbie " sur scène. Car elle en a été
victime. « On savait bel et bien que je donnerais le
meilleur produit musical, le meilleur produit scénique, mais
que mon physique ne convenait pas. On me reprochait d'être
trop ronde. On me dit carrément : Si tu n'as pas une
taille de mannequin, tu peux dire adieu à la carrière. »
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Serge
Denoncourt, metteur en scène
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Serge
Denoncourt est metteur en scène au théâtre.
Il a aussi monté quatre opéras. Selon lui, l'ère
des chanteuses plus rondes est révolue. « C'est
plate, mais elle n'aura pas de beaux rôles à l'opéra.
En tout cas, pas sous ma direction, et sous la direction de plus
en plus de metteurs en scène. » Pourquoi ?
« Moi, j'ai eu beaucoup de difficulté à
aller à l'opéra pendant longtemps parce que je ne
peux pas supporter que tout le monde tombe amoureux d'une grosse
de 40 ans. » Les kilos en trop, selon lui, nuisent à
la crédibilité de l'action scénique.
Karina
Gauvin et d'autres chanteuses d'opéra plus rondes sont donc
confinées aux disques et aux récitals. Selon la soprano,
cette tendance va nuire au public, qui pourrait se trouver privé
de ses plus belles voix pour des raisons d'apparence. Le chef d'orchestre
et directeur artistique de l'Opéra de Montréal et
de l'Opéra de Québec, Bernard Labadie, reconnaît
qu'il est arrivé que l'auditoire ait été privé
d'une grande voix en échange d'un beau corps. « C'est
peut-être déjà arrivé. Ça va peut-être
arriver, c'est clair que je suis soumis à certaines règles
qui vont faire en sorte que oui, ça se peut que ça
se passe. » Il y a un tel culte de la beauté physique,
selon lui, que ceux qui disent que l'apparence n'est pas importante,
que seule la voix importe, ne sont pas honnêtes.
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Marie-Nicole
Lemieux, contralto
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Marie-Nicole
Lemieux a remporté, il y a deux ans, le très prestigieux
concours international Reine Élisabeth en Belgique. Cette
contralto a déjà pensé faire une carrière
dans la chanson populaire, mais elle s'est vite ravisée.
« Pour moi, ça a toujours été un
choix. Je me suis dit : "Il y a le populaire, mais tu
sais que tu vas en arracher 100 fois plus si tu décides de
rester ronde". » Cette jeune Saguenéenne
est très heureuse d'être contralto. Ce type de voix
est plus rare, la compétition moins féroce. Mais elle
ne croyait tout de même pas qu'un jour l'obsession du look
viendrait « empoisonner » le monde de l'opéra.
Marie-Nicole Lemieux fait pour le moment du récital.
Moderniser le classique
En
septembre dernier, l'orchestre symphonique de Cincinnati inaugurait
sa nouvelle saison avec le trio Eroica. Trois musiciennes de talent,
mais aussi trois Américaines au style très glamour.
Leurs conférences de presse sont souvent bien différentes
de celles des autres musiciens. Les journalistes leur posent des
questions telles que « Quelle est la taille de vos vêtements ? »,
« Quel est votre âge ? » Lors du
premier concert de la saison, la direction de l'orchestre avait
même embauché des mannequins pour présenter
à ses abonnés les splendides robes de gala du trio
Eroica. Les trois jeunes femmes, qui soignent leur image de marque,
ont signé un contrat exclusif avec un designer new-yorkais
qui crée toutes leurs tenues de concert. Par ce nouveau style
de musiciens, l'orchestre espère aller chercher de nouveaux
abonnés, plus jeunes surtout, et plus branchés. La
présence du trio contribue à changer cette image austère
dont souffre la musique classique.
Mais
si ce trio séduit, d'autres artistes provoquent. C'est le
cas de Lara St-John. Cette jeune violoniste originaire de l'Ontario
a attiré l'attention du public et des critiques dès
la sortie, il y a six ans, de son premier disque consacré
à Bach. On a reconnu son grand talent, mais aussi critiqué
la pochette très controversée. Elle est nue, derrière
son violon. Sur cette photo, elle a 24 ans mais en paraît
12. Lara se défend d'avoir voulu provoquer. « On
ne voit rien ! Je croyais que c'était artistique, intéressant,
nouveau et que ça allait attirer des gens qui, autrement,
n'entendraient peut-être pas ces grandes uvres de Bach. »
Elle peut tout de même se vanter d'en avoir vendu 40 000 copies,
presque un record dans le domaine classique.
En
Amérique du Nord, la musique classique occupe 3 % du
marché du disque. Au Québec, c'est 7 %, comme
en Europe. Pour vendre davantage, les compagnies utilisent de plus
en plus des techniques de marketing associées surtout au
rock ou à la musique pop comme les vidéoclips. Les
pochettes de disques, surtout celles des musiciennes et chanteuses,
se veulent aussi de plus en plus accrocheuses et sexy.
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Yannick
Nézet-Séguin, directeur artistique de l'Orchestre
Métropolitain
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Le
directeur artistique de l'Orchestre métropolitain, Yannick
Nézet-Séguin, n'y voit pas de controverse. « Si
ce n'est pas nécessaire pour certaines personnes de voir
trois belles filles sur une couverture de disque pour acheter ce
disque-là, eh bien tant mieux ! Mais si, pour certaines
personnes, ça peut les inciter à découvrir
les trios de Chostakovitch et de Beethoven, eh bien tant mieux pour
Chostakovitch et pour Beethoven ! »
Certains
promoteurs ont poussé la provocation un peu plus loin. Les
disques Naïve détonnent sur les tablettes des magasins.
La compagnie française opte pour des pochettes colorées,
très design, où on retrouve aussi la présence
de jeunes mannequins nues que l'on préfère parfois
au visage de la cantatrice. Tout pour accrocher le regard.
Une
violoniste finlandaise, Linda Brava, a poussé à l'extrême
cette tendance en faisait la couverture, il y a quatre ans, du magazine
Playboy. La multinationale EMI Classics croyant flairer la belle
affaire lui a fait signer un contrat. Mais la blonde pulpeuse n'a
pas été à la hauteur. Le contrat a été
résilié. Son histoire est bien connue dans le milieu
de la musique classique. « Linda Brava est une très
belle femme, mais elle ne fait pas de concert, parce qu'elle ne
sait pas [bien] jouer le violon. Elle est belle, mais elle ne sait
pas jouer ! », explique une des membres du trio
Eroica.
Il
ne suffit donc pas de la beauté, encore faut-il du talent.
« C'est
un défi. Dire qu'on va embarquer dans cette espèce
de star system, tout en conservant notre intégrité
artistique. C'est difficile, mais c'est bien plus difficile que
de se dire non, on refuse complètement toute concession au
look. Parce qu'après, c'est nous-mêmes, musiciens
classiques, qui allons nous plaindre dans dix, vingt, trente ans,
que les gens ont arrêté de nous suivre »,
avance Yannick Nézet-Séguin.

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En
raison des droits d'auteur, ce reportage ne sera pas disponible
sur Internet.
images
: MICHEL KINKEAD, PIERRE MAINVILLE, ALBERTO
FÉIO
son
: JOE CANCILLA, JEAN-DENIS DAOUST, DANIEL
LAPOINTE, DANIEL TREMBLAY
montage : HÉLÈNE
LAMOTHE
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Qu'est-ce
que pensent les artistes de ce phénomène ?
Agnès Grossmann, chef d'orchestre : « Ce
qui m'étonne surtout c'est qu'on a eu 50 ans de féminisme
pour éviter que la femme soit un objet de désir, on
fait tout pour ne pas être utilisée comme femme et
là, on a exactement le contraire. »
Karina
Gauvin, soprano : « Je me dis, le public, est-ce
qu'il sera privé des plus belles voix ? Est-ce qu'il
est privé des plus belles voix ? Est-ce qu'on lui offre
des beaux corps et il [ne sait pas] qu'il y a des voix magnifiques
qui sont un peu sacrifiées ? »
Serge Denoncourt, metteur en scène : « Il
n'y a pas personne qui va mettre des mannequins qui chantent mal
sur scène ! [Karina Gauvin] a absolument tort. »
Bernard
Labadie, directeur artistique de l'Opéra de Montréal
et de l'Opéra de Québec : « Il y a
un tel culte de la beauté physique, des muscles et des rondeurs
bien placées, que c'est devenu un sujet presque tabou, on
a presque mauvaise conscience à le faire. »
Gino
Quilico, baryton : « Moi, j'aimerais mieux qu'on
parle plus de ma voix mais c'est sûr que le côté
visuel passe avant la voix quelquefois. Parce que les gens regardent
et écoutent après. »
Lyne
Fortin, soprano : « Tout le monde se bat pour avoir
ce qu'ils veulent. Les metteurs en scène veulent avoir quelqu'un
qui a le look, qui a le physique de l'emploi. Si on fait
un Mariage de Figaro puis qu'on a une Suzanna qui pèse 350 livres,
eh bien, ce n'est pas très crédible. De nos jours,
c'est trop facile d'avoir une bonne chanteuse qui a le physique
de l'emploi et qui est crédible pour passer à côté.
Alors je dirais qu'à valeur égale ou à talent
égal, c'est bien certain qu'ils vont prendre ce qui se vend. »
Serge
Denoncourt : « Quelqu'un comme Montserrat Caballé,
ça ne se peut plus, c'est insupportable. Il a chanté
admirablement, achetez ses disques. Jesse Norman, achetons ses disques.
Ça ne se peut plus, en tous cas moi je ne peux pas le blairer,
mais j'ai aussi l'impression que le public ne peut plus supporter
ça. »
Marie-Nicole
Lemieux, contre-alto : « Moi personnellement, je
suis amateur de musique et quand je vais à l'opéra,
si la chanteuse me touche, je me fous qu'elle soit ronde. »
Karina
Gauvin, soprano : « J'ai beaucoup de collègues
qui se sont fait maigrir. On les voit, ils chantent un certain temps
puis, on n'en entend plus parler d'eux. On dirait qu'il y a quelque
chose, justement, de mutiler son corps, d'être trop agressif
envers son corps. À un moment donné, le corps dit
non, je ne chante plus, je ne peux plus chanter. »
Paavo
Järvi, directeur artistique de l'Orchestre symphonique de Cincinnati :
« Pourquoi ne pas être plus glamour, plus audacieux ?
Vous savez, ce milieu a un sérieux problème d'image. »
Yannick Nézet-Séguin, directeur artistique de l'Orchestre
Métropolitain : « Si ce n'est pas nécessaire
pour certaines personnes de voir trois belles filles sur une couverture
de disque pour acheter ce disque-là, eh bien, tant mieux.
Mais si, pour certaines personnes, ça peut les inciter à
découvrir les trios de Chostakovitch puis de Beethoven, eh
bien, tant mieux pour Chostakovitch et pour Beethoven. »
Mario
Labbé, président Analekta : « On n'a
pas besoin de mettre des images du 18e siècle sur de la musique
du 18e siècle alors que ce n'est pas ça qu'on vend.
Qu'est-ce qu'on vend ? Ce sont des interprètes jeunes
qui ont une vision moderne de cette musique, une vision contemporaine
de cette musique, et qui lui donnent un nouveau souffle. »
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